Enferme-moi si tu peux

Et si la culture délivrait les corps et les esprits ? Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg dépeignent la vie de 6 personnes mises au ban de la société parce que malade, pauvre ou simplement femme  et qui sont devenues de grands artistes. Enferme-moi si tu peux, un album riche et coloré chez Casterman.

Trois femmes et trois hommes mis au ban

Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg prennent le temps d’un album pour nous présenter six personnes hors-norme, trois femmes et trois hommes mis au ban de la société parce que « anormaux ». Malades physiquement ou psychologiquement, ils vont se révéler au monde par leurs œuvres culturelles.

Sous la plume de la scénariste, ces marginaux sont magnifiés, deviennent beaux et se rencontrent alors qu’ils ne sont pas tous contemporains. Ainsi, par un belle invention narrative, au fur et à mesure de Enferme-moi si tu peux, ils vont s’asseoir les uns à côté des autres et discuter.

Si leur existence était loin de la culture plus jeunes (peinture, sculpture, couture), ils vont développer un don pour ces disciplines envers et contre tous, devenant de grands noms dans leur domaine. Le point commun de leur destinée : une femme ou un homme qui a cru en eux et les a poussé à développer leur talent. Tous sont alors associés à l’Art Brut, celui qui « comprend à la fois l’art des fous et celui de marginaux de toutes sortes : prisonniers, reclus, mystiques, anarchistes ou révoltés » comme a pu le définir Jean Dubuffet.

Augustin, Madge, Ferdinand…

Mineurs de père en fils, la famille Lesage est loin d’avoir une culture artistique. Alors qu’il est au cœur de la houille, Augustin entend une voix qui lui dit : « Un jour, tu seras artiste ». Ne comprenant pas ce qui se passe et alors que son entourage le croit fou, il achète du matériel pour peindre. Il dessine alors des formes abstraites sur une immense toile…

Orpheline de père, aveugle de naissance, Madge Gill est tenue à l’écart des autres enfants, pire, elle est envoyée dans un orphelinat. Sa vie est faite de nombreux obstacles (morts de ses enfants…) mais elle lutte et est touchée par une étrange sensation. Elle danse, elle chante, elle écrit et elle peint. Ses mains s’agitent sans sa volonté…

Le facteur Cheval est peut-être le plus connu des six. Un jour qu’il faisait sa tournée, Ferdinand tombe à terre à cause d’une pierre. Cet événement le fait réfléchir et il commence à ramasser des tonnes de pierres et de cailloux, souvent la nuit après son travail de facteur. Pendant de nombreuses années, il confectionne un palais dans son jardin. André Malraux le fit classé en 1964…

… Aloïse, Marjan et Judith

Aloïse se rêvait en cantatrice, elle est internée en tant que schizophrène dans un asile au début du XXe siècle. Aimant les fleurs et les couleurs, elle tombe amoureuse d’un prêtre défroqué. Quelle infamie pour sa mère ! Renvoyée du foyer, elle travaille un temps à la Cour de l’empereur Guillaume II. La guerre la bouleverse et elle fait alors ses pas dans ce lieu d’enfermement. Il commence à peindre…

Somnambule, Marjan Gruzewski eut peur longtemps de monstres lorsqu’il était plus jeune. A huit ans, sa main droite fut endolorie au point qu’il ne pouvait plus s’en servir. Tout le monde se moqua de lui lorsqu’il expliqua qu’elle était possédée. A la mort de sa mère, il réussit à entrer en contact avec les défunts. Sa main attrapa un bout de papier et il se mit à dessiner, il ne s’arrêta quasiment jamais jusqu’à la fin de sa vie…

Judith Scott est à part ! Elle est sourde, muette et porteuse du syndrome de Down. Séparée rapidement de Joyce, sa sœur jumelle, elle ne se rend pas compte de cet éloignement. Placée dans une institution jusqu’à ses 40 ans, elle est récupérée après un long procès par sa sœur. Un jour, une femme vient donner un cours de textile dans le Centre d’arts et de création de la ville où Judith est inscrite. C’est le déclic, elle commence à rassembler des fils pour en faire des cocons…

« Moi les gens qui deviennent fous, ça me rassure »

Sans oublier de glisser de l’humour Anne-Caroline Pandolfo tisse de très beaux portraits d’artistes dans Enferme-moi si tu peux. Augustin, Madge, Ferdinand, Aloïse, Marjan et Judith sont tous à un moment donné de leur vie, traités de fou, exclus et souvent enfermés. Enfermés physiquement dans un asile ou un institut mais aussi enfermés dans leurs rêves, un monde en couleurs, un univers où ils se sentent bien.

Superbe hymne à la création, aux personnes différentes et à la liberté de création, Enferme-moi si tu peux bénéficie du fantastique talent de Terkel Risbjerg. Son trait est souple, aérien et ses postures ressembles parfois à celles de l’immense Marc Chagall. Le dessinateur danois (Cache-cache) est très fort pour dépeindre les émotions sur les visages de ses personnages. On peut y lire l’angoisse, la tristesse mais aussi le bonheur et la joie dans les moments de création. Ses couleurs sont sombres lors des scènes de peur des protagonistes et lumineuses lors de celles de création.

Le duo qu’il forme avec sa compagne est formidable. Ensemble, ils nous ont enchanté à a travers La lionne, Perceval ou Serena. C’est encore le cas avec Enferme-moi si tu peux, un album positif, optimiste et de grande qualité. Un petit bijou !

Article posté le dimanche 02 juin 2019 par Damien Canteau

Enferme-moi si tu peux de Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg (Casterman)
  • Enferme-moi si tu peux
  • Scénariste : Anne-Caroline Pandolfo
  • Dessinateur : Terkel Risbjerg
  • Éditeur : Casterman
  • Prix : 23€
  • Parution : 02 mai 2019
  • ISBN : 9782203162815

Résumé de l’éditeur : Entre la fin du XIXe et le milieu du XXe siècle, femmes, pauvres, malades et fous n’ont aucun droit. Parmi eux, Augustin Lesage, Madge Gill, le Facteur Cheval, Aloïse, Marjan Gruzewski et Judith Scott sont enfermés dans une société qui les exclut. Ils vont pourtant transformer leur vie en destin fabuleux. Un jour, du fond de leur gouffre, une inspiration irrépressible leur ouvre une porte. Sans culture, sans formation artistique, ils entrent comme par magie dans un monde de créativité virtuose. Touchés par la grâce ou par un « super-pouvoir de l’esprit », ils nous ont laissé des œuvres qui nous plongent dans un mystère infini.

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.

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