Des hommes frappés d’un mal funeste trouvent un asile de réconfort dans un salon de beauté pour passer les derniers jours de leur vie, le Beauty Fish. Jeshua tente de soulager leur peine et leur maux avec abnégation. Quentin Zuttion s’empare du roman de Mario Bellatin pour en donner une version onirique puissante et belle. Des poissons, des hommes-sirènes, des écailles malades, le rejet et une envie folle de vivre. Bouleversant !
Beauty Fish : entrez comme vous êtes
Dans les années 80. Le Beauty Fish trône au milieu d’une rue. Ce salon de beauté est tenu par trois hommes travestis. Il y a Jeshua le propriétaire, Alex et Isai. Le trio est aux petits soins pour les clientes. Shampoing et coupe de cheveux, tout est là pour le plaisir et la beauté.
Beauty Fish, comme son nom l’indique, est orné d’aquariums aux poissons scintillants. Ils permettent d’apporter de la sérénité et de la couleur.
“Nos désirs font désordre”
Mais ce qu’aiment Jeshua, Isaï et Alex, c’est d’aller retrouver des hommes dans un parc non loin du salon de beauté pour s’adonner à tous leurs plaisirs. Le sexe, rien que le sexe. Mais pour rejoindre ce lieu de drague en pleine nuit, le trio se démaquille et enfile des vêtements masculins. Pour ne pas éveiller les soupçons et pour ne pas être importunés. Là, dans le parc, ils refont le chemin inverse. Celui de s’habiller en femme, parce que c’est dans ces habits qu’ils se sentent le mieux.
Le fils de Camélia la fleuriste, la boîte de nuit et le cinéma porno vont et viennent dans la vie de Jeshua. Il est libre. Mais jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’un mal inconnu rattrape ses amis, ses connaissances et des inconnus.
“Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés : On n’en voyait point d’occupés, A chercher le soutien d’une mourante vie” [Les animaux malades de la peste, Jean de La Fontaine]
Les animaux pour ne pas être contaminés par l’un des leurs malade, le mangent. C’est ce qu’il arrive aux poissons du salon de beauté. Changeant de couleurs et arborant des écailles scintillantes, ils se meurent.
Ils tournent, virevoltent et ne savent pas ce qu’il leur arrive. Un peu comme Alex. Le plus âgé des trois voit apparaître sur sa main, tout d’abord, de drôles de taches. Taches qui se développent sur tout son corps.
Transformer Beauty Fish en un lieu de fin de vie
Alex n’est pas le seul à être atteint de cette maladie. Elle se propage à la vitesse de l’éclair. Ce sont, tout d’abord et en plus grande majorité, les hommes homosexuels qui sont touchés.
La majorité des médecins, comme les hôpitaux, sont réticents à les ausculter et les soigner. Souvent, ils sont placés à l’isolement.
Alors Jeshua décide de les accueillir comme il le peut dans le salon de beauté. Il transforme Beauty Fish en un lieu de fin de vie. Il y place des matelas par terre, aide à les laver et les nourrit. D’abord les amis, puis les connaissances et enfin les inconnus. Ils sont de plus en plus nombreux. Ils savent qu’ici ils ne seront pas jugés et seront en paix pour mourir.
Salon de beauté : nouvel album, nouveau coup de force
L’œuvre de Quentin Zuttion se développe sous nos yeux. Originale, simple et puissante. De Sous le lit à La dame blanche, en passant par Appelez-moi Nathan, Touchées et Toutes les princesses meurent à minuit, l’auteur né en 1989 poursuit son chemin entre autobiographies et fictions. Mais toujours avec comme thématiques distillés au fil des albums, la liberté, l’amour et l’homosexualité.
Pour Salon de beauté, il s’est laissé convaincre par Camille Grenier, éditrice chez Dupuis. Elle lui a proposé de décliner en bande dessinée, le roman de Mario Bellatin. L’auteur mexicain publie son livre en 2000 en France, finaliste la même année du prix Médicis étranger.
L’adaptation ne fut pas des plus simples pour Quentin Zuttion. C’est la première fois qu’il animait des personnages autres que les siens. “Pour me les approprier, j’ai dû apprendre à les aimer et trouver d’abord comment les dessiner”, confie l’auteur de Barbouillé. Pour cela, il a voulu échanger avec le romancier afin de se sentir plus libre et d’accepter sa propre vision du livre.
Salon de beauté : rendre hommage sans jamais nommer le VIH
Dans Salon de beauté, on parle de maladie mortelle dans les années 80-90, décimant la communauté homosexuelle. Il est assez simple de faire le parallèle avec l’épidémie de Sida. Pourtant dans le roman de Mario Bellatin comme dans la bande dessinée, à aucun moment n’est nommé la maladie.
“Je n’avais encore jamais rien lu d’aussi poétique sur le VIH. Je n’ai pas hésité, car j’avais l’intuition qu’à travers l’onirisme du récit, je pourrais amener ma propre poésie dans l’interprétation d’un sujet aussi grave.”
On y parle d’écailles de poissons qui changent de couleur, de taches sur la peau des hommes atteint de la maladie. Ainsi, la suggestion apporte de la poésie à ce drame intense.
Poétiser la maladie
Puisque Quentin Zuttion n’évoque jamais le nom de cette maladie, il se permet de glisser son récit dans le registre poétique. Il ose un joli parallèle entre la maladie des poissons et celle des hommes du salon de beauté. Comme s’ils subissaient les uns et les autres les mêmes maux. Un effet miroir qui se retrouve dans les mêmes couleurs. Des scintillements identiques sur les écailles comme sur la peau.
Visibles sur le corps des malades du Sida, les sarcomes de Kaposi normalement de couleur brune prennent un effet brillant sous les pinceaux de Quentin Zuttion. Ces taches permettent ainsi d’atténuer la révulsion que l’on pourrait en avoir.
Un salon de beauté pour rendre hommage aux corps des hommes
Ce qui frappe dans Salon de beauté, c’est que Quentin Zuttion met en scène la beauté des corps masculins. Racisé chez Isai, fin chez Jeshua et bien portant chez Alex. Tous les autres personnages secondaires sont dans ce même élan. D’ailleurs, Jeshua, physiquement, est-ce qu’il ne ressemblerait pas à son dessinateur ?
Il y a forcément des corps travestis, des corps nus et des corps qui s’entremêlent. Parce que oui, il y a des scènes de sexe. Plutôt suggéré ici dans la pénombre d’une boutique, là dans les vapeurs d’un hammam, plus encore sous les réverbères d’un parc. L’érotisme gay est à son apogée dans certaines planches.
Un salon de beauté pour rendre hommage aux défunts
Si la liberté se fracasse sur la solitude, Salon de beauté explose les normes. Duo, trio et sexe sans attache, il y a toutes les formes de sexualités gays dans l’album. Des sexualités à cacher, à éviter à l’aune de la plus grande tragédie mortelle subie par les gays.
“Je voulais rendre l’intensité et l’ampleur de la tragédie.”
S’il est de la génération suivante, Quentin Zuttion sait tous les obstacles et les rejets qu’ont pu endurer les homosexuels à cette période. Ainsi, Salon de beauté, c’est aussi un bel hommage à ceux disparus et une volonté de transmettre cette mémoire. C’est le lieu en lui-même qui permet cela. Beauty Fish devient alors salon de bienveillance.
Un Mouroir pour garder sa dignité
Jeshua en prenant la mesure de l’ampleur décide de transformer Beauty Fish en un mouroir afin que les malades puissent s’éteindre dans un lieu de sécurité affective.
Puisqu’ils sont rejetés par les autres, ce lieu clos devra résister à l’extérieur. Un mouroir possède un côté péjoratif. Il permet de cacher les mourants aux autres, à la société. Ceux que l’on ne veut pas voir, par crainte, par peur ou par méconnaissance des maladies.
Le salon de beauté devient alors ce mouroir, sans préjugé, bienveillant. Un lieu néanmoins fait de saletés, de puanteur et de cadavres. Mais un vrai refuge où l’on peut mourir en paix, entouré d’autres malades. Même si Jeshua, le héros valeureux qui se met au service des autres, crée tout cela, le doute l’assaillit aussi. Tout est bouleversé.
Salon de beauté : un album à la force métaphorique immense. Une belle fable originale en forme d’hommage à la communauté homosexuelle décimée par une maladie mortelle que l’on ne peut toujours pas éradiquer. Une bande dessinée éloquente, violente et intense.
- Salon de beauté
- Auteur : Quentin Zuttion, d’après le roman de Mario Bellatin
- Éditeur : Dupuis
- Prix : 24,50 €
- Parution : 30 août 2024
- Pagination : 184 pages
- ISBN : 9791034770366
Résumé de l’éditeur : Les journées de Jeshua, jeune propriétaire d’un salon de beauté, sont rythmées par les soins apportés à ses clientes. Coiffure, maquillage, manucure… Il prodigue attention et conseils avec douceur et bienveillance.
La nuit venue, c’est sur lui-même qu’il joue de sa magie. Travesti, il défile avec ses amis sur les trottoirs ou dans les bains publics.
L’arrivée d’une épidémie dévastatrice va bouleverser ce quotidien tranquille.
Jeshua va prendre la dure décision de transformer son salon de beauté en refuge pour malades et devenir le témoin silencieux de la violence sociale et des progrès inéluctables de la maladie.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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