Au service d’un colonel de l’armée chinoise, Wu tombe sous le charme de l’épouse de l’officier. Durant son absence pendant deux mois, les corps des amants vont papillonner, se mêler et ne faire qu’un pour Servir le peuple. Après Panama Al Brown, Alex W. Inker est de retour avec l’adaptation du roman de Yan Lianke publié en 2006 chez Philippe Picquier. Un théâtre d’amour fou et subversif dans la Chine de Mao. Formidable !
De la montagne à la résidence du colonel
Chine 1956, au cœur d’un village de montagne. Wu Dawang est un paysan pauvre. Il travaille d’arrache-pied avec sa mère dans le champs. Après des études au collège, il devient comptable à la brigade de production. Il remplace même Zhao le comptable en titre et se fait bien voir des membres du Parti Communiste chinois.
A 22 ans, il est envoyé dans un camp d’entraînement de la Grande armée de libération pour y faire ses classes. Il faut dire que le vieux Zhao lui a promis sa fille en mariage s’il devient officier et cadre du parti. Les promesses sont faites, le mariage a lieu et l’épouse de Wu lui impose même des conditions pour qu’il puisse la toucher. Mais il ne parvient pas à les atteindre.
La chance lui sourit lorsqu’il entre au service d’un colonel de la ville et devient son cuisinier personnel. Le jardin et les repas lui occupent ainsi ses journées.
Le jeu de la pancarte et de l’amour
Marié en seconde noce avec Liu de 20 ans sa cadette, le colonel est content de son service. L’officier doit s’absenter pendant deux mois pour participer à un séminaire. Alors qu’il ne doit normalement pas s’occuper du premier étage où loge Tante Liu, Petit Wu est amené à le faire parce que la jeune femme le lui demande.
A chaque fois que la pancarte sur la table de la cuisine sera déplacée, il devra monter à l’étage. La femme du colonel en profite et reçoit pour la première fois Wu dans une tenue suggestive. Elle lui demande de l’appeler « Grande sœur » et c’est le début d’une histoire torride entre les deux amants…
Servir le peuple : très belle adaptation du roman interdit de Yan Lianke
Publié en France en 2006 chez Philippe Picquier, Servir le peuple est un roman qui a senti le soufre en Chine dès sa sortie. Yan Lianke, son auteur, fut membre de l’Armée de libération à son adolescence. En effet comme son héros de papier, le romancier est pauvre et pour échapper à sa condition, il décida d’intégrer ce corps militaire. Limogé de l’armée chinoise en 2004, Servir le peuple fut interdit dans toute la Chine l’année suivante. Il faut dire que le propos de l’ouvrage est explosif, très osé et extrêmement critique vis-à-vis de l’armée et du Parti Communiste chinois.
Yan Lianke situe ainsi son récit en 1956, soit deux ans après sa naissance. Avec une grande justesse, il décrit le quotidien de ces militaires au moment où Mao Zedong lance la campagne des Cent fleurs qui devait rapprocher les Chinois du Parti. Mais les petits chefs et la paperasse limitent cette portée et surtout agacent les habitants, notamment les paysans.
C’est dans cette ambiance que se déroule Servir le peuple et cet amour vertigineux interdit. Wu marié et père d’un enfant s’éprend de Liu, cette femme d’officier insatisfaite et terriblement seule. Les jours et les nuits sont torrides entre les deux amants; la jeune femme apprenant les merveilles du sexe à son partenaire inexpérimenté. Il faut souligner qu’ils peuvent compter sur un lieu hors du temps, qui leur permet de se cacher du monde et ainsi s’adonner à tous les plaisirs.
Transgresser la doctrine
Intelligemment mis en image par Alex W. Inker, Servir le peuple va bien au-delà d’un simple amour adultérin. Il y a aussi quelque chose de dérangeant dans la soumission de Wu. Le gentil et pourtant lettré homme est soumis à son épouse qui lui impose des conditions de mariage, le père de sa femme mais aussi face au colonel – donc l’armée, donc le Parti – et enfin face de Liu. Le cuisinier est ainsi brimé dans ses libertés, comme bon nombre de Chinois le seront sous le joug du Parti.
Le salut des amants viendra d’une statue de Mao brisée et de la transgression qu’ils auront face à la doctrine de l’Etat. Ils ne font plus allégeance, notamment dans leurs moments intimes et c’est une vraie rébellion pour l’époque. C’est la contre-révolution ! On est loin de la propagande !
Yan Liancke veut ainsi montrer aux non-Chinois la bêtise de l’idéologie communiste et surtout son formatage sur des populations pauvres et illettrées.
Un superbe album en teintes directes
Après Apaches et le merveilleux Panama Al Brown, Alex W. Inker franchit une nouvelle étape dans sa carrière de dessinateur en s’attaquant à une œuvre dérangeante, entre passion et folie des corps. Avec un ton parfois sarcastique, il déploie ses talents d’auteur pour livrer un album très beau graphiquement.
Comme pour être au plus juste et au plus près des années 50, Alex W. Inker utilise les mêmes codes graphiques que ceux utilisés à l’époque par le pouvoir en place. La gamme chromatique est limitée par des verts et des rouges qui rappellent les affiches de propagande chinoise. Les quatre teintes de l’album sont des couleurs directes. Tel une pièce de théâtre – puisque l’on peut dire que l’on est en face d’un jeu de théâtre – il amplifie les expressions des visages (les grimaces du pauvre Wu) mais aussi celles de corps enlacés. En jouant sur cela, le lecteur peut remarquer des erreurs de proportion mais cela est volontaire pour rendre l’histoire encore plus étonnante et parfois grotesque comme le veut les propos du Parti.
Les éditions Sarbacane ont ajouté un bel écrin à Servir le peuple. Ainsi la qualité du papier est maximale (Munken, 28g), la couverture est cartonnée et agrémentée d’une dorure à chaud.
Servir le peuple : romance sulfureuse et contre-révolutionnaire. Un superbe album !
- Servir le peuple
- Auteur : Alex W. Inker d’après le roman de Yan Lianke
- Editeur : Sarbacane
- Prix : 28€
- Parution : 03 octobre 2018
- IBAN : 9782377311040
Résumé de l’éditeur : Une adaptation du roman dans lequel un commandant de l’Armée populaire de libération a reçu pour ordre de satisfaire les besoins sexuels de la femme de son supérieur censé s’absenter durant deux mois. A partir du slogan de la Révolution culturelle, l’auteur déconstruit les tabous de l’armée, de la révolution et de la sexualité.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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