Shakespeare World

Lorsqu’un tout petit chien déclenche une malédiction en venant chiper un os dans le caveau de William Shakespeare, cela donne Shakespeare World, une très jolie fable politique et écologique d’Astrid Defrance et Jules Stromboni.

Shakespeare, le plus grand auteur britannique

« Mon ami, pour l’amour du Christ, garde-toi / De gratter la poussière enfouie ici / Bénit soit celui qui épargne ces pierres / Et maudit soit celui qui touche à mes os. »

Voici les mots de  l’épitaphe du plus grand auteur de théâtre de tous les temps, outre-Manche en tout cas, j’ai bien sûr nommé William Shakespeare.

Et c’est autour de l’œuvre du dramaturge anglais que va tourner cette fiction bien maline intitulée Shakespeare World éditée aux éditions Casterman. Que vous soyez ou non connaisseur, amateur, de l’œuvre de Shakespeare, qu’importe, je vous assure que vous allez prendre votre pied à la découvrir ou redécouvrir son génie au travers cette mise en scène, contemporaine, subtile et pleine d’action de ses plus grande pièces.

La réfection de l’Holy Trinity Church, tombeau de Shakespeare

Revenons à Shakespeare World, scénarisé par Astrid Defrance – dont c’est son premier scénario de bande dessinée  – et mis en image par le plus expérimenté Jules Stromboni (Mazzeru).

L’histoire débute en avril 2016, une éclipse solaire totale est imminente au dessus du Royaume-Uni, et dans la petite ville natale de Shakespeare, à Straford-upon-Avon, une opération de réfection de l’Holy Trinity Chuch (l’Église de la Sainte-Trinité) est en court. Église où repose la dépouille du maître.

Kathleen Larch, membre de l’association pour la protection du patrimoine Shakespearien, et conservatrice du Globe Muséum, qui lui est à Londres, se rend sur le chantier de réfection avec son chien Roméo, un roquet équipé d’une collerette en plastique, qui d’entrée rappelle la fraise, ce col apparat des nobles et des bourgeois du XVIe siècle.

Sacré Roméo

Une visite de routine pour s’assurer que tout se passe bien sur le chantier. Sauf que dans un moment d’inattention, Roméo se faufile dans la tombe de Shakespeare alors ouverte, s’empare d’un fémur du grand homme, et se fait aussitôt la belle pour que personne ne lui reprenne son nonos. « Et maudit soit celui qui touche à mes os », la fin de l’épitaphe. Une malédiction va donc s’abattre non pas uniquement sur Roméo le roquet, mais sur toute la couronne d’Angleterre.

Roméo, dans sa fuite, et par le truchement du hasard, va le soir même, se retrouver au cœur de Londres, avec son os toujours en gueule. Là il y croisera Tom Apemantus, un SDF avec qui il fait copain-copain, et qui parvient à le délester du divin fémur. L’éclipse débute et Tom commence alors à invectiver la foule dans une langue aux tournures désuètes, celle de Shakespeare, celle du XVIe siècle. Mais personne ne prête évidement attention à la logorrhée d’un mendiant crasseux, sans doute fou, qui annonce l’apocalypse en pleine éclipse solaire. Et pourtant le chaos va très vite s’installer sur la couronne, et dés lors tous ses sujets ne vont plus que s’exprimer dans la langue de Shakespeare, sans même s’en rendre compte, empruntant au maître ses plus grandes tirades sortie de ses œuvres connue et moins connues. Richard III, Roméo et Juliette, Le roi Lear, Macbeth etc. Etc. La malédiction est en route, la pluie commence à tomber, pour ne plus jamais s’arrêter. Tom et Roméo errent dans la ville, et le récit ne se cantonne pas à suivre leur déambulation.

Shakespeare World : jeu de dominos

Déroulé en mode choral, on suit alors par petite touche, toute une galerie de personnages, tous inspirés des pièces du dramaturge. Tel un jeu de dominos, les événements  de Shakespeare World vont s’enchainer chacun produisant des faits suivis de conséquences toujours plus désastreuses, qui à leurs tour produisent de nouveaux faits et ainsi de suite.

Tom s’amuse à lancer le fémur de Shakespeare à Roméo pour le distraire. Ce dernier courant après son os, surgit devant les roues d’un taxi Pakistanais qui pile pour épargner le chien, et se fait emboutir par la voiture juste derrière. Le pauvre chauffeur de Taxi, qui commençait à s’emporter de colère contre l’autre conducteur, fragile du cœur, fait une attaque lorsqu’il reconnait l’occupant de la grosse Berline qui vient juste de l’emboutir. Il s’agit de Timon le premier ministre anglais himself. Le malheureux meurt là sur le trottoir, et pour éviter tout scandale, le premier ministre ordonne aux deux bobbies qui assurent sa sécurité de nettoyer la scène, et de faire disparaître le corps. Les 2 flics emportent le cadavre sur les bords de la Tamise et y jettent leur fardeau.

Peu scrupuleux dans leur funeste entreprise, ils seront filmé par un badaud qui trainait dans le coin, et très vite la vidéo devient virale sur les réseaux sociaux. C’est l’étincelle qui allumera la mèche d’un tonneau de poudre sociétale qui ne demande qu’à exploser. La révolte est en route. Les communautés étrangères dénoncent un acte raciste et réclament justice. Très vite les nationalistes populo-fachos s’insurgent croyant se faire confisquer leur colère. L’état d’insurrection s’installe en Angleterre.

Le pouvoir s’affole

De surcroit la pluie incessante tourne au déluge sur tout le pays, la Tamise est en crue, les zones inondées s’étendent de plus en plus, obligeant l’exil des populations cherchant à se mettre à l’abri. Des murailles titanesques sont érigées autour de l’hyper-centre de Londres, le pouvoir s’isole, s’autoconfine, se protège de la population en marche vers une révolution, en même temps qu’il garde les pieds au sec, protégé des inondations par cette gigantesque digue de béton. Un climat de guerre civil règne au Royaume-Uni.

Dans ce chaos incontrôlable, deux jeunes gens impétueux que tout oppose se rencontrent dans un concert de rock, et tombent en amour l’un pour l’autre. Elle, c’est Juliette la fille du chauffeur de Taxi décédé, lui s’appelle Lysandre, et il n’est autre que le fils en rébellion, effronté du premier ministre en poste.

Ils s’aimeront farouchement et secrètement tel une Capulet et un Montaigu.

Pendant ce temps là les murs du palais de Westminster tremblent. Tapi dans l’ombre du pouvoir, l’homme d’affaire cynique, Mc Beth, qui passe pour être une sorte de conseillé en com du premier ministre, profite du chaos politique pour s’emparer du pouvoir, allant jusqu’à obliger la reine Élisabeth à renoncer à son titre, à ses prérogative, à sa souveraineté, son hégémonie, son règne. Contrainte, elle dépose sa couronne.

Shakespeare World: fable politique, sociologique et écologique

Je vous passe les nombreuses autres situations induites dans ce jeu de dominos, et vous laisse la surprise de découvrir tous les autres acteurs de cette fable politique, sociologique et un rien écologique, magistralement orchestré par Astrid Defrance, qui parvient à nous narrer cette histoire, uniquement en plaçant dans la bouche des protagonistes, des tirades issues des pièces de Shakespeare.

Sur le traitement graphique de Jules Stromboni, je vous signalerai juste le jeu des phylactères qui d’un personnage à l’autre change de couleurs, de police de caractère, et les formes même de ces bulles diffèrent selon si le texte entend exprimer un courroux, une colère, une douce mélopée romantique, ou une folie grandiloquente. Pour le reste la réalisation est très belle, sans grande originalité certes, mais sans fausse note, aucune.

Shakespeare World : un tourbillon fantastique, une malédiction digne de Sir William !

Article posté le mardi 08 février 2022 par David Lemoine

Shakespeare World d'Astrid Defrance et Jules Stromboni (Casterman)
  • Shakespeare World
  • Scénariste : Astrid Defrance
  • Dessinateur : Jules Stromboni
  • Editeur : Casterman
  • Parution : 04 mars 2020
  • Prix : 24,95 €
  • ISBN : 9782203129702

Résumé de l’éditeur : Une fable politique, écologique et onirique. Un petit chien se glisse dans le caveau de William Shakespeare, y dérobe un os, et déclenche une terrible malédiction. Bientôt l’Angleterre est sous les eaux, la guerre civile menace, et les citoyens britanniques possédés par le théâtre de Shakespeare essaient de s’organiser et de survivre dans le chaos. L’album suit la traversée de plusieurs personnages aux prises avec les plus beaux dialogues et les pires scénarios jamais écrits par le grand dramaturge.

À propos de l'auteur de cet article

David Lemoine

Lecteur de BD depuis sa plus tendre enfance, David a fini par délaisser assez vite les classiques franco-belges, pour doucement voir ses affinités se tourner vers des genres plus noirs, plus grinçants, sarcastiques, trashs, violents, absurdes et parfois même décadents. Il grandissait en somme…. Fan de la première heure de Ranxerox et Squeeze the Mouse, il vénère aujourd’hui l’oeuvre d’auteurs Anglo-Saxon tel que Bendis, Brubaker/Phillips, Ben Templesmith, Terry Moore, Jonathan Hisckman, Ellis/Robertson, sans bouder son plaisir à la lecture des européens talentueux, francophone ou non, que sont Tardi, Ralf Konîg, Michel Pirus, Gess, les frères Hernandez, ou même Fred Bernard. La liste de ses amours dans le 9e art est loin d’être exhaustive, vous vous en doutez, et cela fait plus de 20 ans maintenant qu’il s’efforce de vous convaincre de les embrasser à travers ses chroniques radio qu’il vous livre chaque semaine dans l’émission XBulles sur les ondes de Radio Pulsar (http://www.radio-pulsar.org/emissions/thema/x-bulles/ / https://www.facebook.com/xbulles)”

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