Entretien avec Emmanuel Lepage pour Cache-cache bâton

À l’occasion de la sortie de son dernier album, Cache-cache bâton publié chez Futuropolis, j’ai eu l’immense honneur de recevoir Emmanuel Lepage. Un entretien de plus d’une heure et demie qui s’est déroulé mardi 1er novembre 2022, lors d’un live diffusé sur ma page Instagram @livressesdesbulles.

Emmanuel, peux-tu nous dire qui tu es ?

Je suis auteur de bandes dessinées depuis très longtemps. J’ai publié mon premier album à 20 ans en 1987 aux éditions Ouest-France.

Au début des années 1990, j’ai commencé une série Névé chez Glénat.

névé - intégrale tome 1 à tome 5

Mon premier album couleur sorti en 1999 s’appelait La terre sans mal chez Dupuis. C’est là que j’ai rencontré Claude Gendrot qui est mon éditeur depuis maintenant 25 ans.

Couverture la terre sans mal

Alors comment es-tu arrivé chez Futuropolis ?

Quand Claude est parti de chez Dupuis, nous sommes un certain nombre d’auteurs à l’avoir suivi chez Futuropolis. J’ai continué avec lui, surtout depuis 2010, quand j’ai commencé à faire des bandes dessinées documentaires. Un printemps à Tchernobyl, Voyages aux îles de la Désolation, La lune est blanche. Mais aussi des fictions comme Ar-Men.

Couverture Un printemps à Tchernobyl Couverture voyage aux îles de la Désolation

Couverture La lune est blanche Couverture Ar-Men - l'enfer des enfers

Travailles-tu également avec d’autres éditeurs ?

J’ai aussi fait des incartades chez un autre éditeur, les éditions Daniel Maghen où j’ai réalisé Les voyages d’Ulysse avec Sophie Michel. Mais également Les voyages d’Anna et Les voyages de Jules.

Couverture Les voyages d'Anna Couverture Les voyages de Jules

Couverture Les voyages d'Ulysse

Récemment, j’ai fait les illustrations d’un bouquin appelé L’île vierge chez Locus Solus.

Ile vierge - Un phare dans les yeux d'Emmanuel Lepage - 1

Ton avant-dernier album Maroni, Les gens du fleuve chez Futuropolis était un album collectif.

Oui j’ai fait une douzaine de pages avec Aude Mermilliod au scénario. Ainsi que la couverture. Et une chouette bande de copains. JeanLouis Tripp, Étienne Davodeau, Thierry Martin

Couverture Maroni

Dans Cache-cache bâton, enfant, on te voit lire Tintin au Tibet. Quelles sont donc tes influences ?

La bande dessinée franco-belge, c’est ce qui m’a donné envie d’en faire. Les Tintin, Johan et Pirlouit, Lucky Luke, Spirou, je viens de là. Même si je m’en suis éloigné petit à petit, si je suis allé ailleurs, c’est là-dedans que j’ai grandi.

Quand je rencontre des auteurs qui ont participé à cet âge d’or, ils sont surpris que je connaisse leur travail. Je continue à en lire volontiers, avec d’autres choses.

Est-ce qu’il y a un album qui t’a particulièrement marqué ?

Il y a plusieurs bandes dessinées qui m’ont beaucoup marqué. Je parle de l’une d’elles dans Cache-cache bâton. Celle d’un auteur oublié qui s’appelait Franco Caprioli qui avait illustré L’île mystérieuse dans les années 1960. Quand j’ai découvert cette bande dessinée réaliste, une de mes toutes premières, ça m’a porté tellement l’imaginaire était fort. Ce que j’aime dessiner correspond à ce que dessinait Caprioli.

Couverture de L'Île mystérieuse (Caprioli) - L'Île mystérieuse

Il y a un autre auteur que j’ai découvert dans ces années-là, c’est Pierre Joubert. Il n’était pas auteur de bandes dessinées, mais illustrateur des Scouts de France. Je l’ai connu par la suite, quand j’ai eu 20 ans, et je l’ai fréquenté régulièrement. Il a été une de mes grandes influences graphiques en termes de dessin réaliste.

La bande dessinée, c’est mon langage. Les influences sont nombreuses. Il y a aussi la peinture. J’ai fait des études d’architecture. Le cinéma. Je suis une éponge et j’essaie d’être curieux.

Que t’ont apporté tes études d’architecture ?

Pendant mes études, on nous incitait à faire des croquis, il fallait en rendre un carnet tous les mois. C’est ainsi que j’ai pris le pli d’avoir un carnet de croquis à portée de main. Quand je voyage, j’en ai toujours un. Ça permet de rencontrer plein de gens et de penser le dessin différemment. On n’est plus dans le confort de notre atelier, mais dans la rue et soumis à tous les aléas. Il faut donc penser plus vite le dessin.

Le carnet de croquis a nourri ma bande dessinée. Le passage d’une bande dessinée plus classique comme Névé à La terre sans mal, c’est parce que je prenais énormément de plaisir à faire de l’aquarelle en voyage. Je voulais réinvestir ce plaisir-là dans la bande dessinée. Il a fallu que je trouve une technique pour aborder l’aquarelle en bande dessinée. Elle n’autorise pas le repentir.

Le croquis de voyage m’a nourri comme une sorte de laboratoire de choses à réinvestir.

Imagines-tu aujourd’hui passer au tout numérique comme l’a fait récemment JeanLouis Tripp dans son dernier album Le petit frère ?

C’est une grande discussion qu’on a eue avec JeanLouis. Il m’a montré comment il travaillait sur sa tablette. On a fait quelques essais. J’étais bluffé par les possibilités qu’on avait. Mais j’ai besoin de ce rapport physique au papier. Il y a une sorte de sensualité à travailler sur une feuille. Je sais comment le papier et les crayons réagissent. Je suis une vraie buse en numérique et je manque d’appétence pour me lancer là-dedans. Alors je remets à plus tard. Le papier, l’encre, les odeurs que cela dégage…

Récemment tu as été nommé Peintre officiel de la Marine, comment vis-tu cette reconnaissance, surtout vis-à-vis de ton père ?

Mon père était timonier dans la Marine nationale, sur la Jeanne d’Arc, quand il avait 18 ans. Me voir Peintre officiel de la Marine aujourd’hui, ça lui fait plaisir. Et ça l’amuse un peu parce que j’étais objecteur de conscience.

Ce n’est pas un grade, c’est un titre. Et c’est l’opportunité de voyager, on peut embarquer sur nombre de bâtiments de la Marine nationale. Une frégate, un croiseur, un porte-avions ou le Belem le navire école. Une opportunité de voyages à vie et de rencontrer tout un monde que je connais mal. Je connais plus l’univers de la Marine marchande.

Le Belem, le plus vieux trois-mâts encore en activité en Europe, à Granville ce week-end

Apparemment le fait d’être malade en mer n’est pas rédhibitoire. Pour l’instant, je n’ai pas encore eu le temps d’embarquer sur un bateau de la Marine nationale.

Peux-tu nous dire de quoi parle Cache-cache bâton ?

Quand j’étais enfant, j’ai vécu dans une communauté entre 4 et 9 ans. C’est quelque chose qui a été déterminant pour ce que je suis aujourd’hui. Dans mon désir de raconter des histoires, dans mon appréhension du monde au niveau sensible et politique. Au niveau de l’imaginaire également, sur la complexité du monde. Savoir qu’il y a d’autres façons de le penser, de vivre ensemble, de se parler. C’est quelque chose qui m’a profondément marqué et qui fait ce que je suis aujourd’hui.

Couverture Cache-cache bâton + ex-libris offert

Depuis quand pensais-tu faire cet album ?

C’est un projet de livre que j’ai depuis 30 ans. Depuis 1992, quand j’en ai eu l’idée. Quand on dit communautés, on imagine plutôt des communautés libertaires post-soixante-huitardes. Celle dans laquelle je vivais, même si je n’y suis resté que de 1971 à 1975, a été conçue dans les années 1960. Ce sont des gens qui se sont rencontrés dans des mouvements issus du christianisme social. Quand l’Église voulait changer et essayait de s’ancrer dans le siècle.

Quelle était la volonté de ces gens ?

Ils vont essayer d’imaginer une vie en commun, qui va d’abord se faire par des solidarités autour d’un groupe qui s’appelle La vie nouvelle. Petit à petit, elles se sont transformées en communauté spatiale, en achetant un terrain près de Rennes en Bretagne. Afin d’essayer d’y imaginer une vie pour six familles et une vingtaine d’enfants, dans un espace de trois hectares dans la campagne.

Quel était donc le but de ce livre Cache-cache bâton ?

L’idée au début était de raconter cette communauté du point de vue des enfants. De l’enfant que j’étais. On a souvent comme témoignage, celui de ceux qui l’ont créée. Ils nous expriment pourquoi ils l’ont faite du point de vue politique, philosophique, spirituel. Mais je trouvais intéressant d’avoir le point de vue des enfants, parce qu’on ne nous avait pas demandé notre avis. Quand on est arrivés dedans, le monde était comme ça.

À quoi ressemblait cette communauté ?

On avait plusieurs référents adultes. Pas seulement nos parents, on voyait que ça se passait autrement dans d’autres familles. On pouvait entrer chez les uns et chez les autres sans frapper, tout en étant toujours les bienvenus. Et on échangeait avec l’adulte qui était le plus compétent.

Un sentiment d’immense liberté. On se gardait nous-même, des bandes d’enfants où l’imaginaire était là. Nos parents essayaient d’imaginer d’autres façons d’être ensemble, ils travaillaient là-dessus, ils étaient en quête de quelque chose. C’était une sorte de laboratoire pour imaginer une autre vie. Le monde était ainsi.

Quand nous sommes partis, on a vu que le monde pouvait être autre. J’ai construit mes premières années, ces années déterminantes, dans l’idée que le monde pouvait être autrement.

Comment repasse-t-on à une autre vie ?

Ça ne s’est pas bien passé. On devait dire bonjour à des gens qu’on ne connaissait pas. On ne pouvait pas se servir des oignons des voisins sans que ça fasse des histoires. Il y avait moins de bienveillance et j’avais l’impression de quelque chose qui se fermait, d’étriqué. Surtout quand on a senti une telle invention et une telle liberté à un moment. C’est douloureux.

Ce qui explique pourquoi tu dessinais ?

Je pense que si j’ai commencé à dessiner c’est parce que je voulais retrouver cette autre dimension. Pour m’échapper et c’est ce que je trouvais dans la bande dessinée. Longtemps je me suis dit que si je dessinais, c’était pour retrouver ce moment-là.

Ce livre était la clé de mon désir de faire de la bande dessinée. Des thématiques récurrentes qu’on retrouve dans tous mes livres. Dans ce livre, j’essaie de traduire comment je suis devenu auteur de bande dessinée.

Dès les premières pages, ton père te dit “Tu aurais pu attendre qu’on soit morts”, pourquoi ?

Je n’ai pas pris mes parents en traître puisque ça fait 30 ans que je voulais faire ce livre. Tous les gens que j’ai interrogés et qui faisaient partie de ce groupe, savent que j’en avais envie depuis longtemps. J’ai commencé les premiers entretiens en 2002, ça fait 20 ans. Mais je ne savais pas comment faire. Tout était en germe, le désir était là, mais pas la forme.

Ça a traîné et quand j’ai vu que certains commençaient à vieillir et à disparaître, je me suis dit qu’il fallait que je m’y mette. J’avais besoin d’eux, de leurs témoignages. Je ne voulais pas attendre qu’ils soient morts. C’était comme une enquête sur cette époque des années 1960 où on essayait de penser le monde autrement.

Qu’en était-il de la dimension religieuse de ce groupe ?

Ces gens qui se rencontrent essayaient de changer l’Église de l’intérieur. Au début, je n’avais pas imaginé cette dimension religieuse. Je n’en avais aucun souvenir. Comme quoi ce n’était pas ce qui dominait. Ou j’étais trop dedans pour m’en apercevoir.

Ma démarche a été de demander aux gens de me raconter leurs parcours. Pourquoi ils avaient envisagé cette vie en communauté. Je voulais en comprendre les ressorts. Cette simple question m’a remonté très loin dans l’histoire avec Vatican II et le catholicisme social. De ces mouvements qui ont complètement disparu ou n’ont plus de visibilité. Ceux que l’on connaît aujourd’hui, sont ceux qui sont contre le mariage pour tous, la contraception.

Quels ont été les changements avec Vatican II ?

Dans ces années autour de Vatican II et du pape Jean XXIII, tous ces gens avaient l’idée de changer et de séculariser l’Église avec force de propositions. Ces laïcs voulaient ancrer l’Église dans le monde d’aujourd’hui. Jusqu’en 1958, il y avait des prières contre les Juifs dans le missel. La messe se faisait en Latin avec le prêtre qui officiait dos aux fidèles. Ces choses nous semblent maintenant d’autre âge.

Vatican II a été une vraie révolution. On invitait les gens à prier autrement, dans leur langue et non plus en Latin.

Mais plein de choses n’ont pas été résolues, comme la place des femmes dans l’Église, le mariage des prêtres, et ça nous revient dans la figure aujourd’hui. À l’époque beaucoup de Chrétiens ont quitté l’Église, ce qui est le cas de tous ces gens-là. Ils ont la foi, mais n’ont plus de visibilité.

Ces explications sur la religion catholique étaient donc nécessaires.

J’ai eu besoin d’inscrire l’histoire de mes parents dans une époque, en posant quelques jalons historiques. Parce que cela avait été largement oublié. Je voulais comprendre d’où ils venaient et comment ils ont fait ça. Il m’a donc fallu remonter bien plus loin que ce que j’imaginais.

Quelle était la place de la religion chez tes parents ?

L’Église était très importante dans l’histoire de mes parents. Ils venaient d’un milieu populaire et pauvre en Bretagne. L’institution était extrêmement présente. J’ai senti qu’il fallait que je l’explique pour comprendre la démarche de ce groupe.

Je suis parti de quelque chose de personnel, voire d’intime pour aller vers quelque chose de plus général. Mes parents se sont vraiment inscrits dans l’évolution de l’Église à ce moment-là.

N’as-tu pas eu peur de bousculer tes parents ?

Faire ce livre impliquait de remuer pas mal de choses et mon père s’en doutait depuis le début. Il m’a dit :

“Ton projet me donne des sueurs froides”.

Et pour eux, ça n’a pas été facile. Mais ils m’ont accompagné avec générosité, avec amour, avec bienveillance. Je ne les ménage pas toujours, j’ai voulu continuer le dialogue avec eux et ces personnes de mon enfance. Des gens qui ont entre 80 et 90 ans aujourd’hui. Moi devenu adulte, j’interroge les adultes qu’ils étaient.

Le livre a été une aventure merveilleuse, rencontrer tous ces gens-là et les échanges, j’espère que ça se voit dans le livre.

Comment se sont déroulés les premiers contacts avec tous ces gens ?

La plupart ont été extrêmement bienveillants et ont répondu sans problème à mes questions. Je leur ai juste demandé pourquoi ils étaient arrivés là. Au fur et à mesure, il y a des choses qui sont revenues. Parce qu’on me les dit, parce que je les lis. Il y a eu des témoignages, mais également une autre source très précieuse, ce sont les écrits. Ces gens s’écrivaient et j’ai les lettres.

Mais pas seulement des lettres ?

Il existe aussi une bande audio, enregistrée lors d’une réunion plénière en 1974. Elle va être pour moi une source documentaire inouïe. Ce qui est dit lors de cette réunion, des choix, des références, je ne comprends pas ce que c’est, alors je vais leur en parler.

Petit à petit mes questions vont devenir de plus en plus précises. Et la question la plus tendue a été :

 » Comment avez-vous vécu le départ de mes parents ? »

Je mets en avant quelque chose dont ils n’avaient pas parlé à l’époque. On abordait quelque chose de plus sensible. On rentre dans des choses plus intimes.

Est-ce que ça t’a posé un problème ?

Ce sont des choses moins simples à raconter. Avec ce mouvement, ces personnes cherchaient à ce que les choses soient dites. Sur la bande, ils pouvaient parfois se dire des choses assez crues et assez violentes, pour des gens qui vivent les uns à côté des autres. Mais il y avait beaucoup d’écoute et de bienveillance.

Dans ces années-là, ils ont inventé une autre façon d’être ensemble et de se parler. Ce sont des choses qui se font aujourd’hui. Même si aujourd’hui il y a beaucoup de rapports de force profondément inégalitaires.

Tu cites également ce qui se fait aujourd’hui.

Je voulais raconter leur façon de fonctionner et voir les passerelles avec ce qui se fait aujourd’hui. Actuellement, de nombreuses personnes essaient de créer de nouvelles formes de vivre ensemble, comme les habitats participatifs. Je voulais parler d’eux également.

Tu parles de ton père, mais aussi de ta mère en disant qu’elle avait l’impression d’avoir une vie moins intéressante que celle de ton père.

Cette réaction révèle bien ce qu’est ma mère. Comme si une vie intéressante ne pouvait se faire qu’à travers des voyages lointains. C’est une vision assez patriarcale.

J’ai mis beaucoup de temps à faire mais également à refaire ce livre. Je me suis interrompu. Au départ, je racontais l’histoire de mon père et on avait l’impression que ma mère arrivait dans son histoire. Comme si inconsciemment mon père donnait la parole à ma mère.

C’était plutôt embêtant, il fallait que je donne une place équivalente à ma mère, pour ce qu’elle est. Et ce qui pouvait la caractériser, c’était sa peinture. J’aime ce moment, quand on se voit, où elle me montre ses peintures et où on en discute. C’est ainsi que je pouvais raconter son histoire.

Dans ce livre, il est aussi question de secrets de famille.

Quand mon père a compris que j’allais faire ce livre, il a voulu raconter son histoire avec sa voix. Et pour comprendre son chemin, j’ai eu besoin au niveau du scénario de raconter son secret de famille. Je lui ai demandé son accord. Lui aussi l’avait écrit avec ses propres mots et il m’a donné son manuscrit. C’est ce que j’ai adapté en bande dessinée.

Ma mère n’a pas écrit mais elle a peint son secret de famille. J’y suis arrivé par la peinture.

Ainsi chacun avait sa voix pour raconter et ce n’était pas la même. L’un par le récit et l’autre par le dessin. C’est comme cela qu’on fait de la bande dessinée.

Après avoir parlé des autres dans une première partie, à la moitié de Cache-cache bâton tu dis “J’y arrive” et tu abordes cette histoire de ton point de vue d’enfant.

Mes parents ont été étonnés que je passe 150 pages à raconter ce qui précède mon histoire. Ce n’est pas simple de dire « je ». J’ai peut-être eu besoin avant de toute cette préparation pour y arriver. J’avais cette idée que le présent se fasse en noir et blanc et mes souvenirs dans la communauté en couleur.

Cette fois, c’est moi qui baisse la garde. D’intervieweur je passe à celui qui raconte à la première personne et parfois des choses très intimes. Les autres ont joué le jeu, à moi de le faire aussi.

Comment est-ce qu’on raconte l’enfance, son enfance ?

Ce n’est pas quelque chose de linéaire, c’est un mélange de souvenirs, d’inventions, de ce qu’on a pu nous raconter, de rêves. On ne raconte pas sa vie, on la vit. L’imaginaire et le réel se confondent, tout est plus grand.

Les lettres vont m’aider à retrouver une chronologie. Travailler et dialoguer régulièrement avec mes parents m’a permis de revenir sur certaines choses. J’ai essayé de faire de ce Cache-cache bâton quelque chose de vivant.

Comment imaginais-tu ce livre ?

Au départ, je ne pensais pas qu’il ferait 300 pages. Je pars dans un livre comme je pars en voyage. J’ai une vague idée d’où je veux aller et ce que je vais y faire. Je fais ce qu’il faut pour que ça se passe plutôt bien.

Mais je lis très peu de choses de manière à avoir la surprise. Je me laisse porter par ce qui va m’arriver. Ce qui va m’amener vers des chemins que je n’avais pas imaginés. C’est ce que j’aime faire depuis quelques années en bande dessinée.

Le livre existe quelque part, il faut juste que je le trouve.

Comment travailles-tu aujourd’hui sur un album, comme Cache-cache bâton ?

Avant tout était écrit, dialogué. Le nombre de pages était fixé. Mon dessin était plus précis et détaillé. Aujourd’hui, j’essaie de trouver plus de souplesse dans mon dessin. Si une page est ratée, je la refais.

Je sculpte, j’enlève, je recommence.

Même ratées, les pages me permettent de comprendre quelque chose. Le livre est une aventure et j’ai la chance d’avoir un éditeur qui me suit là-dedans.

As-tu l’impression de bénéficier d’une certaine liberté pour travailler sur tes albums ?

J’ai eu cette chance incroyable de rencontrer Claude Gendrot, l’éditeur que tout auteur aimerait rencontrer un jour. C’est également un ami intime. Il m’a dit un jour :

“Je te fais confiance ».

Et c’est peut-être de ça dont j’avais besoin.

Pour moi, le désir de liberté dans un livre n’a jamais été négociable. Quitte à être très mal payé, à faire des livres presque gratos. Je suis prêt à pas mal de compromis, mais jamais sur la création. C’est nous qui faisons les livres, pas les éditeurs. Les lecteurs ne vont pas nous dire ce que l’on doit faire.

Peux-tu nous donner un exemple ?

Si je prends Voyage aux îles de la Désolation, ma première bande dessinée documentaire en 2010. J’ai eu la possibilité d’embarquer sur la Marion Dufresne, le bateau ravitailleur des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Il ravitaille quatre fois par an les bases de Crozet, Kerguelen et Amsterdam dans l’océan Subantarctique.

Page 3 voyage aux îles de la Désolation

La journaliste Caroline Britz me propose cette belle aventure. Mais il fallait proposer un projet pour avoir la chance d’être retenus et de pouvoir monter à bord de ce bateau. Avoir une garantie de publication. J’ai proposé à Claude un carnet de voyage. Il n’était pas intéressé, mais il m’a proposé de faire une bande dessinée. Et Futuropolis s’engageait à me publier. J’ai donc dit oui parce que je voulais partir, mais je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire.

Comment as-tu procédé ?

Comme d’habitude quand je voyage, je fais des dessins, des croquis. Je dessine les gens, les animaux, les paysages. Petit à petit des idées de récits me viennent. En 2010 la bande dessinée documentaire n’était pas un genre très répandu et les gens pensaient que j’allais faire une fiction. Un meurtre sur le bateau, genre Mort sur le Nil ! Je voulais raconter le voyage et quand je rentre, je me retrouve avec 150 croquis. J’ai eu besoin de fixer les images sous forme de grandes illustrations.

Avec ce livre-là, j’ai d’abord eu les dessins. Mais que faire avec tout cela ? Je me suis demandé si dans un même livre, je ne pouvais pas mélanger les illustrations, les croquis, la bande dessinée. C’est ainsi qu’un truc est arrivé. Une idée est apparue, quand j’ai dessiné le Marion Dufresne quittant le port de La Réunion. Une énorme émotion en faisant ce dessin. Ça me ramène à mon enfance quand je dessinais plein de bateaux. Il fallait que je raconte les dessins des bateaux quand j’étais enfant. Le dessin m’a invité à dire des choses.

Que trouve-t-on alors dans Voyage aux îles de la Désolation ?

Je raconte un groupe, le monde des Terres australes et le personnage principal, moi comme narrateur. Ça m’a terriblement amusé de faire cela. Je n’ai jamais eu autant de plaisir à faire un livre. Quand le livre sort, je ne sais pas comment ça va réagir. Les premiers échos dans la presse spécialisée ne sont pas très à même. On nous dit que ce n’est pas une bande dessinée.

Mais petit à petit, il va toucher les gens, les lecteurs et ça va prendre. Et là je m’aperçois que si on me suit dans un truc pareil, alors je peux faire ce que je veux. C’est ce que les lecteurs me disent :

« On vous suit ».

C’est ce qui t’a conforté dans l’envie de faire de la bande dessinée.

J’ai fait de la bande dessinée pour ça, c’est une aventure. C’est un plaisir renouvelé et j’ai toujours envie de tenter de nouvelles choses. Après j’ai fait un livre avec François mon frère, donc là on a mis des photos. La bande dessinée, c’est beaucoup de temps et d’énergie, alors autant ne pas se faire “chier”.

Quitte à passer des heures à sa table à dessin, autant s’amuser, découvrir, apprendre à se connaître, expérimenter. Qu’on ait du plaisir.

D’autant plus que la majorité des auteurs sont mal payés.

Dans Cache-cache bâton, tu parles de ta vie mais tu parles également de ta vue.

Ma façon de voir a déterminé mon envie de dessiner. Je fais l’analogie entre mes souvenirs et ma vue. C’est tantôt net, tantôt flou et tordu. J’ai toujours vécu dans quelque chose de flou. Je vois très mal et d’un œil. C’est ma façon de voir le monde.

Quand on fait un récit personnel, il est important de dire d’où on parle, même si l’objectivité n’existe pas. On doit dire d’où on vient.

Ma vue est mon outil principal pour dessiner. Si j’en suis venu au dessin, c’est parce que je voyais mal. Rien ne fonctionnait. J’ai trouvé ma place grâce au dessin. Je ne vois pas en relief. Avec le dessin, je peux appréhender le relief d’une autre façon. Je voulais donner les éléments de compréhension de ce qui allait suivre. Ce que j’allais raconter par la suite pouvait être tantôt net, tantôt flou et tordu.

Pourquoi ce choix de Cache-cache bâton pour le titre ?

Cache-cache bâton, c’est le jeu de la gamelle, pour ceux qui connaissent. Je pourrais expliquer les règles du jeu, mais elles sont dans le livre. L’idée de ce titre ne vient pas de moi mais de mon cher éditeur Claude Gendrot. Il me l’a suggéré quand je lui ai raconté l’histoire. C’était une évidence.

Cache-cache bâton est le jeu qui a fédéré tous les enfants de ce groupe. D’autres familles qui nous ont succédé et les enfants, que je n’ai pas connus, ont tous joué à ce jeu.

Toutes les personnes proches, à qui j’ai annoncé ce titre Cache-cache bâton, ont eu un énorme sourire. Ma mère m’a dit que personne n’allait comprendre. Elle avait raison.

Les arbres sont très présents dans tes albums, dans Cache-cache bâton également. Est-ce pour faire passer un message ?

Je ne pense pas la bande dessinée sous forme de message. Je ne veux pas me mettre dans la position du sachant, celui qui a un message à faire passer. Quand je conçois une histoire, je veux que les lecteurs m’accompagnent sur le chemin de la bande dessinée et de sa création du livre. C’est pour cela que je raconte les dessous.

François Cavanna, l’écrivain et créateur de Charlie Hebdo, disait une phrase que je trouvais très juste :

“Adressez-vous à vos lecteurs comme à des amis intelligents”.

C’est justement ne pas se mettre dans la peau du sachant. J’essaie de construire mes histoires de cette façon-là. Je prends le lecteur par la main, on fait le truc ensemble et je ne le lâche pas.

Et pour en revenir aux arbres dans Cache-cache bâton ?

J’ai eu l’idée de donner un arbre à chaque famille. Quand je commençais le récit d’une autre famille, il y avait comme une page de transition.

Le Gille Pesset est un endroit où il y a beaucoup d’arbres. On a grimpé aux arbres. Il y avait nos arbres. Le grand chêne était un des lieux magiques. Une sorte de rite initiatique où tu pouvais grimper.

L’arbre est une symbolique avec les racines, le tronc, les feuilles, les ramures. Je trouvais que ça signifiait bien ce qu’avait été ce projet. J’ai essayé de dire dans ce livre :

« Voilà d’où vient ce projet, voilà ses racines. »

Chaque famille a son arbre avec cette efflorescence. Parfois on coupe les arbres, de nouvelles branches poussent. C’est la vie, le renouveau. Les arbres ont une telle symbolique, que ça s’est imposé à moi, de façon assez inconsciente. Et c’est quelque chose qui m’a aidé pour avancer dans l’histoire. En effet, l’arbre est devenu important au fil du récit. C’est en plus très plaisant à dessiner.

Dans l’épilogue, ton père t’annonce qu’il est prêt.

Effectivement, en voix off, je mets le texte d’une lettre écrite par mon père cet été. À ce moment-là, le livre touche à sa fin, je ne m’attendais pas à ce texte. Ça répond à son inquiétude de la première page, quand il me l’exprime lors d’un dialogue entre nous.

Aujourd’hui, il m’annonce qu’il est prêt. Donc j’ai voulu le mettre dans Cache-cache bâton.

Ton père t’avait annoncé qu’il partirait à la sortie du livre. Va-t-il vraiment le faire ?

Non pas lui. Lui reste, c’est moi qui vais partir. Je ne serai pas là pour la sortie du livre, puisque je pars aux îles Kerguelen, pendant deux mois. En plus, je serai dans des endroits où il n’y a pas d’internet ou peu.

Sur le bateau ou dans les Terres australes, ça va être un peu compliqué. Les réactions sur ce livre, je les connaîtrai quand je rentrerai en janvier.

N’est-ce pas trop difficile, pour Cache-cache bâton qui est si personnel, de ne pas être là pour entendre ce qu’il s’en dit les premiers jours ?

C’est très curieux. Mais ce voyage est prévu depuis de nombreuses années. Ce n’est ni voulu, ni calculé. Les rotations australes se font à cette période de l’année. De plus, je ne suis pas seul dans cette aventure qui se prépare depuis très longtemps. Ce n’est pas mon père qui part loin de ses amis et de ses voisins, c’est moi. Je ne serai pas là.

Pour terminer, peux-tu nous dire quelles sont les dernières bandes dessinées qui t’ont marqué en tant que lecteur ?

Il y a une bande dessinée que j’ai lue et qui m’a beaucoup plu, c’est Le petit frère de JeanLouis Tripp, quelque chose de vraiment extraordinaire.

Couverture Le petit frère

Je lis beaucoup de bandes dessinées. Il y a également Madeleine résistante de J.D. Morvan et Dominique Bertail. Je l’ai vraiment trouvée remarquable.

Couverture Madeleine, résistante tome 1

Appelez-moi Nathan (de Catherine Castro et Quentin Zuttion), sur un garçon en transition. Ça m’a beaucoup intéressé.

Appelez-moi Nathan

C’est très éclectique.

Merci beaucoup pour tout ce temps que tu nous as accordé pour nous parler de Cache-cache bâton. Ce fut vraiment un honneur pour moi de te recevoir. Bon voyage dans les îles Kerguelen.

CET ENTRETIEN A ÉTÉ RÉALISÉ DANS LE CADRE DU LIVE QUI S’EST TENU MARDI 1er NOVEMBRE 2022 SUR LA PAGE INSTAGRAM DE YOANN DEBIAIS @LIVRESSEDESBULLES .
LA RETRANSCRIPTION ET LA MISE EN PAGE  DE CET ENTRETIEN ONT ÉTÉ EFFECTUÉES PAR CLAIRE KARIUS.
SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR PLUS SUR CACHE-CACHE BÂTON, N’HÉSITEZ PAS À REGARDER ICI LE REPLAY DU LIVE.

 

 

 

 

 

 

Article posté le jeudi 03 novembre 2022 par Claire & Yoann

Cache-cache bâton d'Emmanuel Lepage chez Futuropolis
  • Cache-cache bâton
  • Auteur : Emmanuel Lepage
  • Editeur : Futuropolis
  • Prix : 29,90€
  • Parution : 16 novembre 2022
  • ISBN :9782754827966

Résumé de l’éditeur : «Ton projet me donne des sueurs froides… Tu aurais pu attendre qu’on soit morts… À la sortie de ton livre, on prendra de longues vacances, loin de tout, de nos amis, de nos voisins!», dit Jean-Paul à son fils, Emmanuel Lepage. «J’ai besoin de savoir d’où vous venez, vous et les autres. J’ai besoin de comprendre ce qui vous a poussé à créer une vie communautaire», réplique Emmanuel. Tout est là. Comprendre. Comprendre pourquoi ses parents et cinq autres couples, tous «chrétiens de gauche», venus de milieux différents, se connaissant à peine, ont un jour décidé de faire «communauté». Comprendre pourquoi, aujourd’hui comme hier, des gens inventent d’autres façons d’être ensemble, et comprendre pourquoi ça le touche si profondément. Pour comprendre, il faut interroger, écouter, plonger dans ses souvenirs. En partant de son récit familial, Emmanuel Lepage, finalement, retrace une histoire sociale de la France des années 1960 et 1970, comme il interroge les tentatives d’aujourd’hui de «tout remettre à plat». Un livre qui pourrait bien contenir les principaux questionnements qui traversent l’œuvre d’Emmanuel Lepage : l’enfance, le partage, l’engagement, la transmission. De l’intime à l’universel, Cache-cache bâton restera comme le grand œuvre d’Emmanuel Lepage.

À propos de l'auteur de cet article

Claire & Yoann

Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.

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