Entretien avec Ingrid Chabbert et Aimée De Jongh pour Soixante Printemps en hiver

À l’occasion de la sortie de leur dernier album, Soixante printemps en hiver publié chez Aire Libre, nous avons reçu Ingrid Chabbert et Aimée De Jongh. Un entretien qui s’est tenu le 19 mai 2022, lors d’un live diffusé sur la page Instagram de Yoann Debiais, @livressesdesbulles.

Aimée peux-tu nous dire qui tu es ?

Aimée de Jongh : Je suis dessinatrice de bandes dessinées et j’ai commencé en copiant Spirou. Pas professionnellement mais comme une enfant, j’avais 12 ans, je pense. Ça me procurait beaucoup de plaisir, ça m’a donné beaucoup d’inspiration. Après, j’ai écrit mes propres histoires avec des personnages de fiction.

Puis, j’ai découvert les mangas et j’ai commencé à réaliser des bandes dessinées, des animations et des films d’animation. Mais maintenant, je ne fais plus que de la bande dessinée.

Je suis très fière d’Ingrid et de notre album parce que je pense que c’est un des plus personnels et “émotionnel” que j’ai dessiné.

Ton précédent album Jours de sable a été nommé aux Eisner Awards très récemment.

Aimée De Jongh : Oui je l’ai appris hier soir (18/05/22), c’est tout nouveau. C’est une bonne nouvelle.

Couverture Jours de sable

Cela t’est arrivé également Ingrid.

Ingrid Chabbert :  Oui pour Elma et l’ours, on était dans la même catégorie que Jours de sable.

   

Qu’est ce que ça fait d’apprendre qu’on est nommées aux Eisner Awards ?

Ingrid Chabbert : Pour moi, plus que l’Eisner Awards c’est surtout le Harvey Awards qui m’avait touché. Ça fait déjà quelque chose parce qu’on ne pense pas être dans la sélection. Donc le gagner encore moins. C’était Écumes (avec Carole Maurel ) donc ça avait été quelque chose.

Couverture Écumes

Je l’ai appris un matin pendant le salon de Gaillac. C’était tombé pendant la nuit à New York. Il était 6 heures du matin, je sais pas pourquoi j’étais déjà réveillée. Quand j’ai vu ça, j’étais complètement hystérique et tout le monde a dû m’entendre crier dans la maison d’hôtes. C’était super parce que mes collègues, qui étaient au salon avec moi, l’avaient appris. Donc il m’avait dit plein de petits mots sur mon stand. C’était hyper émouvant, hyper fort, inattendu. Génial

Aimée De Jongh : C’était très mérité.

Et toi, Aimée, qu’est-ce que ça t’a fait ?

Aimée De Jongh : C’est super bizarre parce que je ne parle pas bien le Français. J’essaie mais ce n’est pas ma langue maternelle, c’est le Néerlandais. Par moment, l’Anglais aussi. Le livre peut communiquer ce que je veux dire avec les images et la traduction. Parce qu’en fait, c’est une traduction de mon histoire pour Jours de sable. Donc c’est que ça marche, je peux communiquer mes idées par des images et des textes.

Les Prix sont donc un grand cadeau pour moi, ça veut dire que des gens français, américains ou japonais me comprennent moi et ça c’est très spécial. Dans une conversation, on ne peut peut-être pas se comprendre, mais dans un livre avec des images, ça marche.

Est ce que vous aviez déjà senti qu’on vous attendait alors que le l’album n’était même pas encore sorti ?

Ingrid Chabbert : Je l’ai ressenti quand on a posté la couverture. C’était la première fois, que sur les réseaux sociaux, il y avait autant de réactions. Donc j’ai senti que là, il y avait quelque chose ces derniers jours. Je remercie Dupuis d’ailleurs, parce que j’ai l’impression qu’au niveau presse et communication, ils ont envoyé la bande dessinée à beaucoup de monde. Je crois que j’ai jamais reçu autant d’identifications. C’est un truc complètement fou et plein de messages de gens que j’essaie de partager.

Ils disent qu’ils l’attendent depuis tellement longtemps. Je ne le percevais pas forcément. C’est mon côté assez introverti qui fait que j’ai du mal à concevoir qu’on puisse attendre avec impatience une de mes bandes dessinées. J’espère que les gens ne seront pas déçus. Il se passe quelque chose autour de Josy.

Aimée De Jongh : Je sors d’une séance dédicace à Paris et il y avait beaucoup de monde. C’est un très bon signal parce que c’était une avant-première.

Ingrid Chabbert : Normalement si tout va bien, je crois que c’est fin juin, mais on va dédicacer à Rotterdam et ils ont prévu de faire la dédicace dans un combi Volkswagen.

Aimée est-ce que tu veux nous faire le résumé de l’histoire ?

Aimée De Jongh : C’est une super belle histoire sur Josy qui fête son anniversaire, 60 ans en hiver. Mais ce n’est pas une belle journée pour elle, parce qu’elle est vraiment déprimée. Elle décide de quitter son mari le jour de son anniversaire. C’est le début du livre. Et c’est à ce moment que j’ai décidé de dessiner cet album.

On va voyager avec Josy dans différentes situations et dans différents lieux. C’est une histoire pour découvrir une autre vie, une deuxième vie avec de nouvelles amies, de nouvelles amours peut-être.

Cette histoire contient de l’espoir. Elle commence un peu de façon triste mais c’est super positif et très beau. Une histoire émouvante qui m’a procuré beaucoup d’émotions quand le l’ai dessinée. Elle parle des choix qu’on fait dans ma vie. Ça m’a inspiré et permis de penser et réfléchir sur mes choix également.

Ingrid, d’où t’es venue cette idée de scénario ?

Ingrid Chabbert : À l’origine j’avais très envie d’écrire sur une femme. D’une manière générale, j’aime écrire sur les femmes. Là, je voulais écrire sur une femme d’une autre génération que la mienne, même si je m’en rapproche un peu. J’avais déjà cette idée d’écrire sur une femme de 60 ans, jeune retraitée. Une femme qui avait envie de changer de vie.

Je me suis souvenue, quand j’étais au lycée, que la maman d’une de mes copines de classe était partie. Ça s’était très bien passé. Son mari, bien que très amoureux et très malheureux, n’avait pas fait d’esclandre. Donc, j’ai voulu raconter l’histoire d’une femme de 60 ans et je me suis dit que, malheureusement, ça se passe le plus souvent de manière compliquée.

Quelle différence y a-t-il quand c’est une femme qui quitte son mari ?

Ingrid Chabbert : La femme qui quitte son mari va être jugée. On trouvera toujours des circonstances plus atténuantes à un homme. La crise de la quarantaine, de la soixantaine. Quand la décision vient de la femme c’est différent. Je pense que sur cette génération de femmes-là, la société fait peser sur leurs épaules, de lourdes charges et une incompréhension encore plus lourde. En gros, vous avez 60 ans, vous assumez jusqu’au bout. Vous êtes mariées, ça fait trente, quarante ans que vous êtes avec votre mari, qu’est ce que vous allez tout faire exploser à cet âge-là.

Est-ce ce qu’il arrive à cette femme ?

Ingrid Chabbert : J’ai choisi de raconter l’histoire de Josy. Son mari et ses enfants vont très mal le prendre et vont la harceler. Parce qu’elle ne peut pas faire ça à son mari, parce qu’elle est égoïste, parce qu’on ne change pas de vie à 60 ans. Josy va être confrontée à tout ça. Et je sais que certaines femmes de cette génération feront le choix de ne pas partir, parce que c’est tristement plus simple de rester. Je trouve ça dramatique, d’une tristesse sans nom et donc je lui ai donné ce courage-là.

Allez Josy tu pars et en plus tu pars devant ton gâteau d’anniversaire. Tu plaques tout, tu laisses là les enfants, les petits-enfants et le mari.

C’est l’histoire de Josy mais de ses proches également.

Ingrid Chabbert : Josy va être confrontée aux réactions de ses enfants auxquelles elle ne s’attendait pas. Son mari est dépassé, il a envie de la faire revenir mais ne sait pas trop comment. En même temps, ça l’arrange bien que ses enfants se chargent de harceler la mère, parce que c’est lui la victime et c’est elle la méchante. Josy face à tout ça et va trouver un soutien auprès d’une jeune femme, maman célibataire, une battante rigolote qui va qui va l’aider à avancer.

Voilà comment est née l’histoire de Josy que j’avais envoyée chez Dupuis à Laurence, mon éditrice. Très vite, elle m’a répondu qu’elle la prenait. C’était tellement improbable pour moi. Aire Libre, ce n’était même plus un rêve. Et ce n’était pas une blague.

Pourquoi avoir proposé ce projet à Aimée ?

Ingrid Chabbert : On a commencé à chercher une dessinatrice. Je voulais absolument une femme pour m’accompagner sur cet album. J’ai parlé d’Aimée parce que je suivais son travail et j’adorais. Laurence également. Alors on l’a contactée et on a eu deux chances fabuleuses. La première c’est que Aimée a aimé. Et la deuxième, c’est qu’on a réussi à se glisser entre un album qu’elle terminait et le temps qui restait, avant qu’elle n’en commence une autre. Donc au niveau timing on a été impeccable.
Très vite Aimée nous a envoyé les premières recherches sur les personnages. C’était Josy. Elle a fait un travail fabuleux, magistral.

Aimée De Jongh : En fait Laurence a dit que Josy ressemblait à Ingrid dans quelques années.

Donc, vous avez contacté Aimée avant la sortie de Jours de sable ?

Aimée De Jongh : J’ai fini L’obsolescence programmée de nos sentiments avec Zidrou. Je l’ai présenté à Angoulême et c’était pendant cette période de dédicaces que j’ai rencontré Ingrid. Je n’avais pas encore commencé Jours de sable.

Ingrid Chabbert : Je pensais qu’Aimée allait dire non, parce que dans l’album avec Zidrou, elle avait déjà dessiné des personnes d’un certain âge. Et qu’elle ne voudrait pas ne dessiner que des retraités. Mais elle a dit oui tout de suite.

Vous n’avez pas hésité à montrer des corps tels qu’ils sont à cet âge-là sans avoir la volonté de les embellir.

Ingrid Chabbert : Encore une fois, la société demande à ces femmes-là de cacher leurs corps. Dans la rue, une femme de 70 ans qui porte une jupe au dessus du genoux, on va lui dire qu’elle est vulgaire ou que ce n’est plus de son âge. Parce qu’on n’a pas envie de voir le corps de ces femmes-là. Le corps avec des rides, on va pourtant tous y passer.

Comment s’est passé le travail avec Laurence Van Tricht, votre éditrice ?

Ingrid Chabbert : Soixante printemps en hiver est notre première collaboration. Cela faisait un petit moment que je lui envoyais des choses qui ne passaient pas. Donc on avait des échanges. Cette bande dessinée est la première que nous faisons ensemble. Et elle a dit oui tout de suite alors que je n’avais pas encore de dessinatrice. Et on sait malheureusement, que quand on présente des projets avec seulement le scénario, ils vont être moins regardés que s’il y a des dessins. Je sais qu’elle a pris le temps de le lire, de l’apprécier, de projeter dessus un univers graphique. De moi-même, je n’aurais jamais demandé à Aimée. Elle est tellement débordée et demandée.

Quelle a été la réaction de ton éditrice quand tu lui as parlé de travailler avec Aimée De Jongh ?

Ingrid Chabbert : Elle avait beaucoup aimé L’obsolescence programmée de nos sentiments. Elle se posait la même question que moi, à savoir si Aimée allait vouloir repartir sur une bande dessinée dont les personnages principaux sont des personnes plus âgées. Mais tout de suite, elle m’a dit qu’on pourrait faire un superbe album toutes les deux. Elle a donc contacté Aimée assez rapidement, qui a elle-aussi répondu rapidement à son mail.

Aimée De Jongh : Je connais Laurence depuis un autre projet avec Dupuis. C’était des histoires courtes sur Les tuniques bleues, des histoires courtes, un hommage. Soixante printemps en hiver est mon premier album avec Laurence comme éditrice et Ingrid comme scénariste.

Couverture Des histoires courtes des tuniques bleues

Combien de temps as-tu mis pour accepter ce projet ?

Aimée De Jongh : J’ai lu le scénario et immédiatement j’ai su que je le voulais. Je prends normalement quelques jours pour y réfléchir. J’ai donc dit oui assez vite. J’avais quelques projets sur mon planning comme Taxi, une autobiographie qui n’était pas encore finie à ce moment-là.

Je pensais aussi que c’était mieux d’attendre après L’obsolescence programmée de nos sentiments, qui traite du même sujet. C’est mieux de travailler sur différents sujets. Donc j’ai dit à Laurence et à Ingrid que j’attendais un peu. Merci encore Ingrid pour ta patience.

Dans l’album, Josy achète un roman, pourquoi celui-ci ?

Ingrid Chabbert : C’est un petit clin d’œil à mon amie autrice Anne Loyer, on se connaît maintenant depuis 12 ans. On a commencé en même temps, On a toujours été là l’une pour l’autre. Elle m’a soutenue quand j’ai commencé la bande dessinée. On lit tout ce que fait l’autre et c’était une manière de lui faire un petit clin d’œil amical pour la remercier de son amitié et de son soutien.

Pourquoi as-tu choisi de faire partir Josy dans ce combi VW ?

Ingrid Chabbert : Qui n’en a pas rêvé, c’est tellement mieux que le classique camping car. Les combis Volkswagen ont une gueule extraordinaire, ce côté vintage qui revient à la mode. On peut supposer que Josy et son mari avaient ce combi depuis très longtemps. D’ailleurs quand on regarde l’intérieur, ce n’est pas l’aménagement moderne qu’on peut voir dans les combis d’aujourd’hui. Ils ont été complètement transformés et relookés. Quand on le voit, il a ce côté “tailler la route” et c’est ce que fait Josy. Elle quitte sa vie, elle prend juste ses valises, tous ses rêves et tous ses espoirs pour filer avec son combi.

Aimée De Jongh : Pour moi, c’est un symbole de la liberté. Mais pour Josy, c’est le symbole de sa jeunesse dans les années 1970. Elle était jeune, une teenager. L’énergie de ce combi, c’est l’espoir de cette nouvelle vie, une nouvelle jeunesse peut-être. C’est un beau symbole, donc c’était parfait.

Avez-vous dû demander les droits d’utiliser l’image ou pas ?

Ingrid Chabbert : On s’était posé la question mais Laurence nous avait répondu qu’il n’y avait pas de souci

Aimée De Jongh : En fait, ce sont eux qui devraient nous payer.

Pourquoi Josy chante la chanson La nuit je mens d’Alain Bashung dans Soixante printemps en hiver ?

Ingrid Chabbert : Pour être complètement honnête, je ne suis pas une grande fan, mais cette chanson a quelque chose. Elle est passée quand j’étais en train de réfléchir à l’histoire et que je travaillais sur un synopsis. Au moment où, dans l’histoire, Josy va dans le garage.

Aimée De Jongh : Je ne la connaissais pas du tout mais je l’ai recherchée donc oui, maintenant je la connais. Avec les scénarios, j’apprends de nouvelles choses à chaque fois.  Ça fait que peux changer le scénario ou les dessins. Mais ça me prend beaucoup de temps. Pour écrire Jours de sable, j’ai eu douze versions du scénario. Quand je dessinais, j’avais de nouvelles idées, donc je changeais le scénario.

Aimée, est ce que tu te sens plus dessinatrice que scénariste ?

Aimée De Jongh : Il y a beaucoup de différences entre les deux. Quand j’écris un scénario et que je fais les dessins, c’est un processus plus fluide.

Avec le scénario d’une autre personne, c’est plus facile, parce qu’il est fini. Pour moi c’est plus simple, je dois juste illustrer une histoire. Communiquer ce que le scénariste avait imaginé avec l’histoire.
J’aime beaucoup travailler à deux, ça me donne de nouvelles idées, de nouvelles images, de l’inspiration. J’ai beaucoup appris avec le travail en duo. C’est un grand plaisir.

Ça m’a pris environ un an pour dessiner Soixante printemps en hiver. Contre trois ans pour Jours de sable.

Comment avez- vous travaillé toutes les deux ?

Ingrid Chabbert : Je crois Aimée que tu avais reçu le scénario en entier. On en a discuté. Laurence nous avait dit qu’on pouvait se faire plaisir avec le nombre de pages. Si Aimée voulait faire une scène prévue en une page, en deux,  je lui disais d’y aller. Je lui faisais confiance. Ainsi elle a pu placer des pleines pages, ou des pages avec peu de cases. Donc on a pu rediscuter du découpage.

Je le dis à tous mes dessinateurs, c’est un travail d’équipe, donc tout est discutable et je leur fais confiance. Tous les changements apportés par Aimée rendent la bande dessinée encore plus belle. Donc j’en suis ravie.

[Cet interview continue en la seule présence d’Ingrid Chabbert, Aimée De Jongh ayant dû s’absenter]

Pourquoi ce choix de ne pas faire partir Josy loin de chez elle ?

Ingrid Chabbert : Josy est dans la même ville parce que la seule chose qu’elle savait, c’est qu’il fallait qu’elle parte. Mais partir où, elle n’en a absolument aucune idée. Donc le temps de la réflexion, elle s’est posée sur cette aire de camping cars un peu à l’abandon, parce que l’urgence, c’était vraiment partir de cette maison

La seule chose qu’elle avait planifiée, c’était de partir, de préparer sa petite valise. Mais où, c’est une énigme pour elle je pense. Elle ne sait, ni où elle veut aller, ni ce dont elle a envie. À ce stade là, elle voulait juste se libérer. Donc elle atterrit là dans l’urgence, parce que c’est l’hiver et que les routes ne sont pas bonnes. Elle s’arrête là. On suppose qu’elle va souffler pour réfléchir. Et finalement beaucoup de choses vont démarrer à partir de cette aire.

C’est à partir de là qu’elle rencontre Camélia…

Ingrid Chabbert : Oui, c’est ça Camélia et son bébé. Une mère célibataire très jeune, qui a eu une enfance difficile.

Camélia demande à Josy si elle est partie à cause d’un mari violent. C’était important pour toi de parler de ce thème-là ?

Ingrid Chabbert : Ça renvoie encore une fois au fait que la jeune génération a du mal à entendre que, quand on a 60 ans, on peut changer de vie. On peut quitter celui qui partage notre vie depuis 30 ou 40 ans. Dans l’album, Camélia cite sa propre mère. Elle dit que les deux seules bonnes raisons pour quitter un mari, c’est soit parce qu’il t’a trompé, soit parce qu’il t’a tapé. Donc Josy lui dit qu’on peut avoir envie de quitter un homme pour une autre raison.

Qu’ont en commun ces deux femmes ?

Ingrid Chabbert : Pour moi ce sont deux générations qui se rencontrent et s’entrechoquent. Même si c’est Josy le personnage central, Camélia est hyper attachante. Je n’ai pas arrêté de dire à mon éditrice que j’adorerais écrire une bande dessinée sur Camélia parce qu’elle a plein de choses à dire. C’est une jeune femme hyper touchante. D’ailleurs même si Josy la trouve un peu envahissante, au final c’est un peu l’une des filles qu’elle aurait aimé avoir. Alors qu’elle en a une, qui la juge et la harcèle.

Le personnage de Camélia est donc très important dans Soixante printemps pour un hiver.

Ingrid Chabbert : J’aime beaucoup Camélia et son bébé. J’aime beaucoup son parcours et j’aurais aimé pouvoir dire beaucoup plus de choses sur elle. Mais voilà, c’était un album sur Josy. Leur rencontre et leur relation sont super enrichissantes, très humaines. Elles s’apportent beaucoup l’une l’autre. Josy va continuer à évoluer et Camélia est vraiment partie prenante. Josy lui apporte l’affection et l’écoute que sa propre mère ne lui a pas apportées.

C’est dur de se retrouver avec un bébé sur les bras et de vivre dans une caravane qui prend l’eau. Il fait froid, tu as un bébé, on sait que malheureusement de plus en plus de familles vivent ça.

Et malgré leurs différences, ces deux femmes se retrouvent.

Ingrid Chabbert : Ces deux histoires différentes se rencontrent. Josy a quitté une vie plutôt cossue, une belle maison avec un jardin. Elle ne manquait de rien et elle se retrouve sur cette aire de camping-cars, face à cette toute jeune femme qui se bat avec un début de vie compliquée. Elles vont beaucoup s’aimer  et beaucoup s’apporter .

Que vont-elles s’apporter mutuellement ?

Ingrid Chabbert : Elles vivent toutes les deux sur une aire de camping-cars. Elles sont à la fois voisines, amies d’infortune. Elles recréent à trois, avec le bébé, presque une structure familiale. Camélia pourrait être sa fille et presque sa petite fille. Enfin tous les cinq, si on compte la poule et le chat qui débarquent ensuite. On n’oublie pas les animaux avec moi.

Les propos de la fille de Josy sont extrêmement violents à l’égard de sa mère, pourquoi ce choix ?

Ingrid Chabbert : La fille est dépassée par la décision de sa mère, alors qu’elle-même semble enfermée dans une vie, qui peut être ne lui plaît pas tant que ça. Elle se dit certainement que sa mère, pourtant plus âgée qu’elle, a pris une décision qu’elle n’a pas le courage de prendre. Elle est un peu comme on dit une fille à papa, très proche de lui. Pour elle, sa mère en partant a brisé le cœur de son père. Alors qu’on lui explique que sa mère n’a plus de sentiments depuis longtemps. Il fallait juste que ce soit l’un des deux qui prennent la décision. Et il se trouve que c’est Josy qui l’a prise, pas son mari.

Mais il est vrai que la fille en plus va devenir encore plus virulente, quand elle va voir sa mère avec quelqu’un d’autre. Elle va très mal le prendre.

Josy est blessée quand elle voit la réaction de ses enfants.

Ingrid Chabbert : Quand Josy parle avec Camélia de ses enfants, elle dit de manière très cash qu’elle se rend compte qu’ils sont devenus des petits cons. C’est vrai qu’on apprécie les détester dans cette bande dessinée.

Elle ne peut même pas trouver du soutien auprès d’eux. Ils sont derrière le papa, qui pour eux est la victime. Josy est dans le rôle de la méchante, parce quand on a 60 ans, on n’a pas des idées folles.

Qui à 60 ans a envie de tout plaquer ? Les enfants ne reconnaissent plus leur mère. Une mère qui va leur tenir tête, en leur disant qu’ils n’ont pas le droit de la juger. C’est une histoire de couple entre le père et elle. Sauf que pour la fille et le fils, c’est comme si elle les avait quittés eux-aussi. Alors que ce sont des adultes qui ont leur vie.

Pourquoi est-ce qu’à un moment de l’histoire Josy devient en partie transparente ?

Ingrid Chabbert : On on se rend compte au fur et à mesure que Josy sombre même si elle a pris la décision la plus courageuse de sa vie. Elle pensait trouver sa place et elle ne la trouve pas. Elle est tiraillée entre sa famille qui la harcèle pour lui dire de revenir à la maison et ses envies de liberté et de changement.

Elle se noie dans cette nouvelle vie qu’elle a pourtant tant attendue, mais sa propre famille lui gâche le bonheur après lequel elle court. Elle est extrêmement désarmée.

Malgré les moments difficiles, cet album a quand même une approche très positive.

Camélia, parfois maladroitement, essaie aussi de bousculer Josy quand elle voit qu’elle ne va pas bien et qu’elle se renferme. Mais je rassure les lecteurs, cet album est plein d’espoir.

Pourquoi avoir choisi ce jeu de mots avec le printemps et l’hiver dans le titre ?

Ingrid Chabbert : Je déteste et je ne suis pas douée pour trouver les titres. C’est vraiment une horreur. Il y en a qui vont trouver des titres à tomber par terre. Quand on me demande d’en trouver un, c’est hyper difficile. Là je me suis fait un brainstorming de la mort avec soixante ans. Et je me suis souvenue de l’expression de soixante printemps. En même temps Josy n’est pas au printemps de sa vie !

Donc Soixante printemps en hiver, ça pouvait faire quelque chose de joli et poétique. Mon éditrice n’a rien trouvé à y redire, elle aimait bien aussi. Voilà comment est né ce titre.

Josy est à l’hiver de sa vie mais au printemps de sa nouvelle vie.

J’aime bien l’expression printemps pour dire années. Ce titre est arrivé assez vite, mais j’avoue que je déteste ça. Il faudrait que quelqu’un invente un logiciel générateur de super titres !

   

Pourquoi avoir choisi que ce récit se déroule en hiver ?

Ingrid Chabbert : Avant de choisir le titre, je savais que l’histoire allait démarrer en plein hiver parce que ça ajoute de la rudesse et de la difficulté. Vivre dans un van en plein hiver, ce n’est pas comme en été. On voit que c’est dur pour Josy et Camélia. Elles sont emmitouflées, elles ont froid. Les couleurs sont plus sombres. Mais au fur et à mesure, on voit le temps qui passe, les semaines, les mois et le printemps revient avec son lot de d’espoir et de changement.

On a l’impression qu’Aire Libre croit beaucoup en cet album, est-ce que toi-aussi, tu ressens l’attente pour ce magnifique travail que vous avez réalisé ?

Ingrid Chabbert : Je sens que l’éditeur y croit beaucoup, donc je suis en en stress complet. C’est difficile de savoir si les lecteurs seront là, ce qu’ils vont en penser, s’ils vont être touchés par cette histoire.

L’éditeur lui fonctionne en fonction des ventes, donc on se demande si ça va marcher, si les libraires vont le défendre. Ça m’angoisse.

Comment as-tu réagi la première fois que tu as vu le dessin représentant Josy ?

Ingrid Chabbert : C’était elle. Volontairement, je n’avais pas donné de descriptif à Aimée. Je voulais être surprise et voir comment Aimée voyait Josy. C’était top, c’est cette Josy qu’il nous fallait.

J’espère juste que Josy va vous parler, vous toucher, vous questionner peut-être, vous inspirer. Qu’elle vous aura donné envie de la rencontrer et de courir chez vos libraires. Je l’aime beaucoup, je l’ai inventée de toutes pièces mais j’ai l’impression que je la connais, qu’elle fait partie de ma famille. J’ai envie que les gens lisent son histoire et rencontrent toutes les personnes qui gravitent autour d’elle. Il y a plein de femmes exceptionnelles.

D’ailleurs Josy partage son expérience avec d’autres femmes qui ont vécu la même chose.

Ingrid Chabbert : J’aimais bien cette idée du Club des vilaines libérées, qui rassemble des femmes de 60, 70, 80 ans. Elles sont toutes parties et ont vécu des réactions en cascade différentes. Une n’a carrément plus aucun contact avec sa famille, d’autres avec qui ça se passe très bien. Mais elles ont toutes eu un poids à porter, celui de la femme qui est partie. Donc aux yeux de la société, de la famille, du cercle d’amis, celle qui est forcément la méchante dans l’histoire, celle qui fait souffrir. Donc dans ce club, Josy se trouve avec d’autres femmes qui sont dans la même situation qu’elle.

Des femmes qui se découvrent et se construisent de nouvelles vies, et tout ce qui va avec. Se refaire des amis, redécouvrir leur sexualité, avoir envie de changement et de se sentir à nouveau jeune.

Quels sont tes projets à venir ?

Ma prochaine sortie est une bande dessinée jeunesse chez Dargaud, Rosamée. Le tome 1 sortira fin août et ce sera en trois tomes.

Dans les tuyaux, mais les sorties ne sont pas vraiment pour tout de suite, paraîtra chez Steinkis un album sur Simone de Beauvoir et l’auteur américain Nelson Algren qui devrait paraître plus tôt fin 2023, début 2024.

J’ai la grande joie de rejoindre l’équipe de la série jeunesse Les géants chez Glénat. Avec mon ami Lylian, pour les scénarios, la saison 2 est validée. Il y aura huit tomes et pour le dessin, on retrouvera des dessinateurs qui étaient là dans la saison un. Drouin, Christ, des nouveaux dont je ne dis pas le nom, c’est une surprise.

Il y aura aussi la dessinatrice italienne Luisa Russo avec qui on a appris cette semaine que notre projet était accepté. Une bande dessinée en trois tomes, chez un gros éditeur.

Et certainement un roman graphique ado assez engagé sur un groupe de filles qui devrait paraître dans la collection roman graphique ados de Jungle.

Pour terminer, peux-tu nous dire quel est ton dernier coup de cœur graphique ?

C’est une lecture qui date d’il y a quelques mois et c’est une pépite, qui est parue dans la collection roman graphique ados de Jungle. Les règles de l’amitié de Lily Williams et Karen Schneemann, des autrices américaines.

C’est à mettre sur les tables de chevet de toutes les ados. À lire par les mères, les pères, tout le monde. C’est engagé, c’est féministes, le genre de bande dessinée que j’aurais adoré écrire, je suis trop jalouse. Elle mérite d’être plus connue et plus lue. Ça a été mon gros coup de cœur. C’est la bande dessinée que j’aurais aimé lire quand j’étais ado. Il devrait y avoir un tome 2,  afin de retrouver les mêmes personnages, quelques années plus tard. Je m’en réjouis à l’avance.

Merci encore Ingrid Chabbert et Aimée De Jongh, pour le temps que vous avez passé avec nous pour parler de ce magnifique Soixante printemps en hiver.

 

CET ENTRETIEN ET SA RETRANSCRIPTION ONT ÉTÉ RÉALISÉS DANS LE CADRE DU LIVE QUI S’EST TENU JEUDI 19 MAI 2022 SUR LA PAGE INSTAGRAM DE YOANN DEBIAIS @LIVRESSEDESBULLES .
SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR PLUS, N’HÉSITEZ PAS À REGARDER LE REPLAY DU LIVE.

Instagram Ingrid Chabbert

Instagram Aimée De Jongh

Article posté le samedi 28 mai 2022 par Claire & Yoann

Soixante printemps en hiver de Ingrid Chabbert et Aimée De Jongh (Dupuis / Aire Libre)
  • Soixante printemps en hiver
  • Autrice : Ingrid Chabbert
  • Dessinatrice : Aimée De Jongh
  • Éditeur : Aire Libre / Dupuis
  • Prix : 23 €
  • Parution : 20 mai 2022
  • ISBN : 9791034747375

Résumé de l’éditeur : Le jour de son 60e anniversaire, Josy refuse de souffler les bougies de son gâteau. Sa valise est prête. Elle a pris une décision : celle de quitter mari et maison pour reconquérir sa liberté en partant avec son vieux van VW ! Sa famille, d’abord sous le choc, n’aura dès lors de cesse de la culpabiliser face à ce choix que tous considèrent égoïste. Josy va heureusement tenir bon, trouvant dans le CVL (« Club des Vilaines Libérées ») des amies au destin analogue et confrontées à la même incompréhension sociétale… Mais cela suffira-t-il pour qu’elle assume sa soif d’un nouveau départ ? Et qu’elle envisage peut-être même un changement d’orientation sexuelle ? Oui, si l’amour s’en mêle. Ou pas… Aimée De Jongh et Ingrid Chabbert composent la peinture subtile, touchante et moderne d’une crise de la soixantaine au gré d’un road movie impossible à lâcher avant sa conclusion. Un « Aire Libre » surprenant, osant traiter le tabou du changement de vie et d’orientation sexuelle…

Live Ingrid Chabbert et Aimée De Jongh ~ "Soixante printemps en hiver" ~ Aire Libre / Dupuis

À propos de l'auteur de cet article

Claire & Yoann

Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.

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