À l’occasion de la sortie de leur dernier album chez Glénat, collection Karma, Séverine Vidal et Vincent Sorel sont venus nous parler Naduah. Un entretien qui s’est tenu le 30 Mars 2022, lors d’un live diffusé sur la page Instagram de Yoann, @livressesdesbulles.
D’où vous vient cette passion pour la bande dessinée ?
Vincent Sorel : Aussi longtemps que je m’en souvienne, ce que je voulais faire dans la vie, c’est de la bande dessinée. Dès le CE1, je voulais être dessinateur de bandes dessinées. Je me rappelle encore de l’instit à qui j’en avais parlé. Et je n’ai jamais dévié de cette envie-là. Ça doit vouloir dire que je suis quelqu’un d’assez têtu.
Séverine Vidal : Mes parents lisaient assez peu, mais ils lisaient des bandes dessinées. Je lisais tout ce qu’il y avait à la maison. Des choses assez classiques, entre autres Ric Hochet que j’ai relu récemment.
Et ce n’est pas là que j’ai puisé ma fibre féministe. Dès que j’ai commencé à écrire, je me suis mise à écrire de la bande dessinée. La première année, j’ai publié un roman, une bande dessinée et une bande dessinée jeunesse.
Vous connaissiez-vous avant de travailler sur Naduah ?
Séverine Vidal : Dans la vraie vie, on ne se connaît pas, mais c’est notre cinquième livre ensemble. On a une série jeunesse chez Auzou qui s’appelle Le jour où…
J’avais demandé à travailler avec Vincent parce que j’avais découvert son travail avec Les pénates que j’ai beaucoup aimé. Tout ça sans s’être jamais vus. Mais ça viendra.
Je ne dessine pas du tout, je dessine mal. C’est de cette frustration que vient mon envie de faire de la bande dessinée. Quand j’écris un roman, je le pense en images. Assez tôt, j’ai adapté mes romans en bande dessinée. Ça continuait à donner vie à des personnages que j’aimais. Quand on finit d’écrire un roman, il y a parfois une frustration, une tristesse. Là c’est une façon de faire vivre les personnages différemment.
D’où vient l’idée de ce projet Naduah ?
Séverine Vidal : Lors du festival d’Angoulême, Olivier Jalabert et Aurélien Ducoudray m’ont parlé de cette nouvelle collection qui allait exister et qui s’appelle Karma. Elle propose des biographies, mais avec un angle fort. Peu importe le genre, mais en biographie. Immédiatement j’ai pensé à Naduah puisque je travaillais dessus.
En discutant, ils m’ont dit que ça pourrait être du slow western. On est partis sur cette idée de western, un peu doux par moment. Un western plus humain, même s’il est encadré par deux scènes de violence. J’ai proposé Vincent comme dessinateur et ils étaient partants. Sur ce projet, tout s’est déroulé de façon très limpide.
De quoi disposiez-vous sur Cynthia Ann Parker, le véritable nom de Naduah ?
Séverine Vidal : Il n’y a pas grand chose sur le personnage de Cynthia Ann Parker, à part d’autres fictions sujettes à caution. Il existait un écrit universitaire en anglais que j’ai commandé et scanné pour Vincent. Un fascicule assez indigeste sur sa vie. À partir de là, j’ai imaginé une façon de la raconter, alors que c’était sûr qu’il y aurait des parties de fiction.
D’où vient l’idée d’Anabel, cet autre personnage, lui fictif ?
Séverine Vidal : J’ai trouvé l’idée de ce personnage d’Anabel, la fille d’un des Texas Rangers qui retrouve Naduah, 25 ans après avoir passé tout ce temps dans une tribu comanche. On voit cette petite fille qui arrive à trouver un lien et un moyen de communiquer avec Naduah. Tout ça avec son regard et sa naïveté d’enfant. Elle pose des questions simples que personne ne se posait à l’époque. Les questions que le lecteur se poserait aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler sur l’histoire de Naduah ?
Séverine Vidal : Parce que c’est l’histoire d’une femme au XIXe siècle et on ne peut pas dire que c’était le siècle des femmes. Elle a été deux fois arrachée aux siens par des hommes. Toute sa vie, elle subit le pouvoir des hommes, que ce soit les blancs américains de sa famille ou de sa famille comanche. L’histoire tragique d’une femme sujette à la violence des hommes.
Vincent Sorel : Avant d’avoir le projet entre les mains, j’avais un bon a priori parce qu’on avait déjà travaillé ensemble avec Séverine et j’aime beaucoup les textes sur lesquels on a travaillé. Je savais que le scénario allait être super. Ce qui m’a intéressé, c’est ce parcours de femme. Le western n’est pas un genre qui m’attire particulièrement. Mais ici on ne s’intéressait pas tellement aux cowboys, mais aux Indiens. Cette façon d’aborder le sujet m’a intrigué et assez vite, j’ai réussi à me projeter.
Vincent, comment s’est déroulée la partie dessin sur cet album ?
Vincent Sorel : Je me suis vraiment éclaté à dessiner les paysages, toutes les scènes qu’il y a dans la période comanche de Naduah. Dès le début du projet, j’avais en tête des couleurs, des lumières, des paysages. J’ai donc pu démarrer assez vite.
Les choix de couleur, je les ai principalement faits tout seul. Le western classique est souvent en noir et blanc. J’avais envie de noir et blanc donc je voulais travailler les planches comme si c’était du noir et blanc. Il y a beaucoup de traits grattés, des hachures. Il fallait une profondeur dans le dessin pour porter la page.
Pour les paysages, j’ai vraiment eu envie de m’amuser techniquement dans le dessin. Dès le départ, j’ai eu l’idée d’une couleur assez légère, pour faire comme si c’était de l’aquarelle, afin de souligner et donner des ambiances. Ce ne devait pas être un coloriage. Un travail d’ambiance, plutôt que de colorisation. Plus le dessin est chargé, plus la couleur doit être légère. J’ai d’abord fait tout l’encrage, puis je suis passé à la couleur.
Séverine, comment se passe la découverte des dessins ?
Séverine Vidal : Quand le ou la scénariste reçoit les premières images par mail, c’est vraiment émouvant. On a créé des personnages et tout à coup, ils prennent vie. Quand je vois le mail arriver et quand je sais qu’il y a des dessins, je suis fébrile. Mais pas une seule fois, je n’ai eu de réflexion à faire à Vincent. Ça correspondait à ce que j’avais envie de voir dans cette bande dessinée. Ça me confirmait que j’aime bien le travail de Vincent.
Cet album aurait-il pu être réalisé en noir et blanc, comme les photos de l’époque ?
Vincent Sorel : Cet album aurait très bien pu marcher en noir et blanc. Mais en faisant mon dessin, je savais qu’il allait y avoir la couleur derrière. On ne pense pas le dessin de la même façon. S’il avait été en noir et blanc, j’aurais été obligé de travailler le dessin différemment pour faire ressortir des choses. La couleur, comme j’ai plusieurs gammes, permet de différencier les différents moments et les différents. Ainsi le lecteur n’est pas perdu.
Vincent, comment as-tu trouvé des documents pour appuyer ton dessin ?
Vincent Sorel : Pour mes recherches documentaires, je suis allé chercher des photos d’époque, mais qui ne sont pas faciles à trouver. 1860, c’est le début de la photographie. La documentation n’est pas énorme, mais en fouillant dans les archives des bibliothèques du Texas, j’ai fini par trouver des portraits de Comanches et de Texans. La façon dont ils sont habillés, coiffés, c’est déjà une partie du travail sur les personnages. Excepté pour Naduah et Quanah Parker son fils, les personnages dont on a des photos, il faut réinterpréter ce qu’on perçoit dans les photos.
D’où vous est venue l’idée de cette couverture ?
Séverine Vidal : Au départ on voulait que Naduah regarde les lecteurs. Cette couverture nous a tous plu immédiatement et on est restés sur cette couverture.
Vincent Sorel : Elle faisait partie des premiers croquis que j’ai fait. J’ai fait une vingtaine de couvertures, parce que je voulais qu’il y ait du paysage dessus. Aurélien et toi, vous étiez fixés sur celle-ci. Mais je ne le regrette pas.
Séverine Vidal : Cette couverture est réussie et tout le monde en parle. La différence entre la noirceur du regard et la douceur de l’allaitement de son bébé.
Comment avez-vous travaillé ensemble sur Naduah ?
Séverine Vidal : J’envoie un scénario qui est très écrit avec les indications de ce que je vois dans la case, les dialogues et les intentions à lire sur le visage des personnages. Si Vincent a compris l’intention et qu’il veut faire quelque chose de différent, je ne suis pas crispée sur ce que j’ai écrit.
Vincent Sorel : Je suis plutôt resté dans les clous de ce que tu avais écrit, parce que ça fonctionnait ainsi. J’ai modifié en ajoutant quatre pages, parce que parfois ça allait trop vite. Pour aller dans l’idée du slow western. Il fallait ces grands dessins sur des planches de respiration.
La première phase de découpage et de crayonné est faite à l’ordinateur. C’est plus simple et plus souple si je veux modifier des choses. C’est une phase de travail que j’envoie au scénariste et à l’éditeur. Puis je passe au papier pour l’encrage et c’est un plaisir de dessiner sur papier, un peu moins sur tablette graphique. Je scanne et je fais la couleur à l’ordinateur.
Pouvez-vous travailler sur plusieurs projets à la fois ?
Séverine Vidal : L’écriture permet de m’intéresser à plein de sujets et de me lancer dans plusieurs projets. C’est vivant et ça me contrarierait qu’on m’impose de ne plus faire qu’un seul genre. J’aime cette alternance, j’aime travailler également pour les tout-petits. C’est comme une récréation.
Vincent Sorel : Je travaille sur plusieurs projets en même temps, mais ils ne sont pas tous au même stade. Je suis en train de scénariser un projet et je travaille en même temps pour La Revue dessinée. Avoir plusieurs phases et passer de l’une à l’autre ne me pose pas de problème. Je peux encrer et scénariser en même temps, en passant de l’un à l’autre.
Qu’apporte selon vous, le cahier documentaire en fin d’album ?
Séverine Vidal : La collection Karma met en avant des bandes dessinées biographiques avec une part de fiction. C’est l’occasion de replacer dans le contexte de l’époque. Les lecteurs aiment savoir ce qu’il y a en amont, comment un livre se fait. On découvre aussi le travail de Vincent sur les crayonnés ou les recherches de personnages. Ça rappelle la genèse de ce projet.
Vincent Sorel : Le côté making off est particulièrement intéressant pour cet album. Il y a une part historique et une part de fiction. C’est donc l’endroit où nos choix peuvent être explicités.
Séverine Vidal : Notamment pour le personnage d’Anabel qui est complètement fictif mais qui fait le lien entre Naduah et le lecteur. Sinon il aurait fallu faire un petit topo au début ou à la fin pour l’expliquer.
Comment avez-vous fait pour ne pas transmettre les préjugés de cette époque ?
Sévérine Vidal : On ne voulait pas que cet album devienne un western à l’ancienne. Il fallait faire attention à ne pas véhiculer de clichés sur cette période-là, notamment avec le vocabulaire, comme le terme Indien. Anabel par son regard, sa franchise et sa naïveté permet de remettre les choses à leur juste place et de se poser les bonnes questions. Comme un processus de déconstruction pendant toute cette phase d’écriture.
Quels sont vos prochains projets ?
Séverine Vidal : Je travaille sur une biographie, dans la même collection (Delcourt Encrage) que ma bande dessinée George Sand avec Kim Consigny.
Et je suis en plein dans Colette depuis début janvier. Un gros travail pour les prochains mois.
Je viens de finir le scénario d’une bande dessinée avec Adrián Huelva chez Grand Angle, qui sortira l’année prochaine. L’arrivée en France d’un réfugié syrien. Il est cuisinier, donc ses souvenirs passent beaucoup par les odeurs et le goût.
Je termine également l’adaptation d’un de mes romans Nos cœurs tordus, une série écrite avec Manu Causse. Elle sortira en pré-publication dans Okapi puis en bande dessinée.
Et enfin dans la lignée de Naduah, je viens de finir Vie et mort d’Hilda Miller. J’ai imaginé la vie d’une jeune fille qui a vécu dans la colonie de Jamestown, connue pour l’histoire de John Smith. Des colons qui ont eu recours au cannibalisme (1609-1610). Un destin très tragique.
J’oubliais, j’écris également le tome 3 d’Amanda Sparks, c’est de l’aventure avec une héroïne qui déchire tout.
Vincent Sorel : Dans les prochains mois, il y a le deuxième tome des Aventures du roi singe (sortie prévue pour le 1er juin 2022), une série jeunesse avec Stéphane Melchior, tirée d’un récit traditionnel chinois. C’est une trilogie et je vais attaquer le troisième tome.
Je continue à travailler pour La Revue dessinée et Topo.
J’ai également une biographie en cours. Celle de Martial Solal, un des plus grands pianistes de jazz français. J’écris et il relit, donc c’est approuvé par le maître en personne. J’en suis fier.
Pouvez-vous nous parler de vos derniers coups de cœur graphiques ?
Vincent Sorel : C’est le premier tome d’une série jeunesse avec Fabien Grolleau au scénario et Mathieu Demore au dessin, qui s’appelle Menji. Une série d’aventures dans un Japon fantastique. C’est bien écrit et les dessins sont beaux. Ils ont mis la barre haute pour la suite des Aventures du roi singe. J’ai hâte d’avoir la suite.
Séverine Vidal : Je n’ai pas pu choisir. Le premier c’est le roman graphique d’une de mes autrices préférées, Anneli Furmark, elle est suédoise. C’est Walk me to the corner aux éditions Çà et Là. J’aime tout ce qu’elle fait et là c’est particulièrement réussi. L’histoire d’une femme, la cinquantaine, mariée avec deux enfants et sa vie est bouleversée par sa rencontre avec une femme.
Et qui n’a pas été subjugué par Le poids des héros de David Sala chez Casterman ? Je n’ai pas de mots, mais on a envie d’encadrer chaque case. La narration est magnifique.
Merci beaucoup Séverine Vidal et Vincent Sorel de nous avoir donné tout ce temps pour nous parler de Naduah.
CET ENTRETIEN ET SA RETRANSCRIPTION ONT ÉTÉ RÉALISÉS DANS LE CADRE DU LIVE QUI S’EST TENU MERCREDI 30 MARS 2022 SUR LA PAGE INSTAGRAM DE YOANN DEBIAIS @LIVRESSEDESBULLES .
SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR PLUS, N’HÉSITEZ PAS À REGARDER LE REPLAY DU LIVE.
- Naduah
- Scénariste : Séverine Vidal
- Dessinateur : Vincent Sorel
- Éditeur : Glénat, collection Karma
- Prix : 22,00€
- Parution : 09 mars 2022
- ISBN : 9782344044360
Résumé de l’éditeur : « La squaw aux yeux clairs ». En 1836, au Texas, Cynthia Ann a 9 ans quand ses parents sont tués par un raid comanche. L’enfant survit à l’attaque mais est capturée. Vingt-quatre années passent, Cynthia Ann vit librement aux côtés de cette tribu qu’elle considère dorénavant comme sa famille. Quand en 1860, elle est ramenée contre son gré à Jacksboro, elle laisse derrière elle un foyer, un homme et des enfants. Celle qu’il faut dorénavant appeler Naduah est traitée comme une prisonnière et non comme une invitée par les Texans. Pourtant, dans les journaux, la réalité est déformée. On se félicite et se vante d’avoir sauvé une femme innocente des griffes des terribles sauvages. Malgré elle, Cynthia Ann devient le symbole fédérateur d’une nation qui l’a privé des êtres qu’elle aime… Séverine Vidal et Vincent Sorel s’emparent de l’étonnante histoire d’une femme par deux fois arrachée aux siens. Au travers d’une narration moderne où la fiction et l’histoire se croisent et se chevauchent, ils tracent le parcours d’une vie abimée par les mécanismes « pacificateurs » de la conquête de l’Ouest. Un ouvrage sensible, plein d’une tendresse qui souligne la cruauté d’un destin privé de liberté
À propos de l'auteur de cet article
Claire & Yoann
Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.
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