Si Tintin parlait, quelle voix aurait-il ?

Comment imaginer le son de la voix d’un héros de papier ? France Culture a repris un pari lancé dans les années 60 : faire de Tintin un personnage de feuilleton radiophonique. Et c’est un succès !

L’INDE, LA CHINE ET LA LUTTE CONTRE LES TRAFIQUANTS DE  DROGUE

En pleine expo Hergé (on vous le redit, en pleine vacances, que ce soit de la Toussaint ou de Noël, il faut réserver sur internet et même avec un billet, l’attente peut être longuette au pied des escaliers du Grand Palais : vous avez jusqu’au 15 janvier, de toute façon), Comixtrip ne fera pas l’injure à ses fidèles internautes de lui raconter les scénarios de deux aventures de Tintin : les Cigares du pharaon et le Lotus Bleu*. Ces deux albums qui entraînent le petit reporter de l’Inde à la Chine ont en commun, la lutte qu’il mène contre les trafiquants de drogue.

Mais si le premier cité est encore dans la veine «traditionnelle» du Hergé première époque, le second est une dénonciation extraordinaire (publication en 1934-1935 ne l’oublions pas) de l’occupation japonaise à Shanghai et du partage de cette immense mégapole en concessions coloniales occidentales. George Remi est bien loin du «Congo» (dont il a retenu les critiques), peut-être aussi parce que la Belgique n’était pas partie prenante dans la gestion honteuse de ce découpage international.

TINTIN SUPER STAR DE LA RADIO

Ces deux albums ont également un autre point commun, c’est d’avoir été mis en onde sur la fréquence très huppée de France Culture. Et d’y avoir rencontré, mais avec Tintin et Hergé, est-ce vraiment une surprise, une étonnante audience. L’expo cartonne, les livres et les magazines de toute sorte s’arrachent et même la radio fait un tabac… Après ces deux titres, suivront, toujours sur FranceQ (petit nom amical de cette radio) la suite péruvienne («Les 7 Boules de cristal», «Le Temple du Soleil») et «L’Affaire Tournesol».

DES GRANDES VOIX POUR ANIMER TINTIN

Pourtant, Tintin, en superstar radiophonique en France, ce n’est pas une véritable première. La première fois, c’était entre 1959 et 1963. En écoutant sur leurs postes (le transistor où démarrait à pleins tubes la révolution yéyé), la très sérieuse et très officielle Radiodiffusion Télévision française (qui n’était même pas encore l’ORTF), les auditeurs reconnaissaient les voix de (futures) vedettes du grand écran (vu que le petit balbutiait à peine) : Jacques Dufilho (il «était» Tournesol), le Tourangeau Jean Carmet (l’un des Dupond/t) et Henri Virlojeux, entre autres. Ces acteurs racontaient au micro, en dix-neuf épisodes, les aventures du petit reporter et de son chien blanc : c’étaient «Les Sept boules de cristal», qui débutaient le 12 octobre 1959 suivies le 25 novembre par «Le temple du soleil».

On ne sait pas qui faisait Milou mais Tintin lui, était interprété par un acteur aujourd’hui un peu oublié, Maurice Sarfati, à la filmographie pourtant impressionnante, qui fut (entre autres) la doublure vocale des grands films de Robert de Niro ou de Al Pacino dans Le Parrain. Au même moment d’ailleurs, Radio Canada tentait une aventure similaire dont il ne resterait aucune trace audible, mais en 2010, cette trace a néanmoins été réactivée. La preuve, merci à Planète Tintin de l’avoir communiquée à Comixtrip : https://www.facebook.com/groups/1621519581479285/?fref=ts

Ces voix, d’ailleurs, pour les amateurs, n’étaient pas des inconnues. C’étaient déjà les mêmes que l’on écoutait religieusement en cercle autour du tourne-disque familial dès 1951, sortant des 33 tours vinyle de chez Pathé-Marconi (là aussi les Cigares et le Lotus Bleu), réédités dix ans plus tard. Maurice Sarfati y est déjà Tintin, mais c’est Roger Carel qui joue l’un des Dupont/d.

En 1957, même équipe (ou presque puisque s’y rajoutera, entre autres acteurs vocaux, ce cher Claude Piéplu qui n’avait pas encore inventé les Shadocks) mais cette fois chez Decca sur une adaptation de Jean Diery, avec des pochettes rouges, bleues ou vertes et les titres déjà cités : les Cigares, le Lotus Bleu plus les deux tomes de la Lune (Objectif Lune et On a marché sur la Lune) en un seul disque. Et toujours l’incontournable Maurice Sarfati dans le rôle majeur… Viendront ensuite moult rééditions mais ce n’est pas l’objet de ce petit article sonore.

JEAN-PIERRE TALBOT : ÉTERNEL TINTIN

En 1961, donc, année de diffusion sur la RTF du Lotus Bleu, notre héros en culotte de golf, lui, venait de passer du papier au grand écran… Et de prendre, par conséquent, une forme physique, avec «Le mystère de la Toison d’or» dans lequel Jean-Pierre Talbot (le héros à la houppette) et Georges Wilson (le capitaine barbu) faisaient leurs premières apparitions. Le premier, ancien instituteur, sélectionné après trois ans de recherches, ne tournera que deux films dans sa vie d’acteur : La Toison d’or donc puis les Oranges bleues.

Il avait 17 et 20 ans au moment des prises de vue mais en restera marqué pour toujours. Invité dans le monde entier par les clubs de tintinophiles, il ne cessera jamais d’être la seule représentation en chair et en os du héros de Hergé, lequel lui confiera : «Jean-Pierre, c’est merveilleux, tu n’as jamais démystifié mon personnage !» N’a-t-il pas précisé, de passage en Touraine à l’automne, qu’il avait du refuser, en cette année 2016, un déplacement… en Chine à cause d’un agenda surbooké ! A 73 ans !

Le début de ces années 60, c’est pourtant la période où George Remi, le créateur de ce qui était déjà – depuis fort longtemps – un phénomène éditorial dans le petit monde de la bande dessinée, où le maître n’allait pas très bien. Côté sentimental et côté psy. En témoignera (parution en album en 1960) son œuvre peut-être la plus belle et la plus aboutie, où le blanc manteau des neiges du… (non, non, pas celles du Kilimandjaro de Pascal Danel) mais celles du Tibet constituent le décor de ce que le philosophe Michel Serres (de plus en plus fasciné par Hergé qu’il considère désormais comme un «génie»!) va appeler «le premier voyage humanitaire».

60 ANS DE SILENCE

Bref, depuis presque soixante ans, personne n’avait songé (osé!) à (re)donner une voix radiophonique (on exclut donc l’aspect discographique) aux aventures de Tintin. Ce pari, audacieux, tant il est vrai que le mythe paraît difficile à bousculer (est-ce que même Spielberg avec des moyens considérables y est arrivé, grande question à laquelle ne répond pas forcément le succès commercial de son long métrage), France Culture l’a tenté… et réussi.

Avec la bénédiction de la société Moulinsart (sans l’imprimatur de laquelle, rien n’est désormais possible dans l’univers tintino-économico-médiatique… même si là, en l’occurrence, elle a laissé une quasi-complète autonomie à l’équipe réalisatrice), la station de radio s’est associé aux comédiens du prestigieux théâtre Français et au non moins prestigieux Orchestre National de France, pour proposer aux auditeurs de vivre – sans images – une adaptation vocale des albums de Tintin.

UN ÉNORME SUCCÈS POUR CES DEUX TRÈS BELLES ADAPTATIONS

On trouvera sur tous les sites qui s’intéressent aux médias, une flopée d’infos sur le comment de ces deux albums feuilletonnés sous la direction de Benjamin Abitan. Adaptation signée Katell Guillou, et la musique coordonnée par Olivier Daviaud. Parmi les stars du Français qui vont jouer les personnages de Hergé citons simplement Noam Morgensztern qui interprète Tintin ou Jérémy Lopez, qui donne sa voix à Milou (ce qui ne se faisait pas dans les premiers vinyles des années 60).

Détail de l’implication assez exceptionnelle de toute l’équipe qui comme le souligne le jeune réalisateur – plutôt fan de Gotlib que d’Hergé«a passé son temps à courir derrière Tintin», cette scène où Benjamin Abitan demande à Jerémy Lopez «de se mettre à quatre pattes »… pour «être à la hauteur» d’un petit chien blanc totalement imaginaire !!!

Cinq épisodes de vingt-cinq minutes chacun, enregistrés en juillet 2015 (pour les Cigares), et en septembre 2016 (pour le Lotus Bleu), un bruitage superbe et réaliste, un numéro de grand orchestre et des voix travaillées de grande classe, les «Cigares du pharaon» version FranceQ avaient été salués comme un succès indiscutable : une œuvre «pharaonique» a pu écrire un critique manifestement enthousiaste. Avec un quasi-triomphe à la clé pour France Culture : près de 200.000 podcasts, ce qui, pour un feuilleton radio est assez rare.

Les chiffres pour l’écoute du Lotus Bleu, très habilement mis à l’antenne au moment où l’expo Hergé bat son plein et où les têtes de gondole des grandes librairies étalent du Tintin à tout va, ne sont pas encore connus (la diffusion des Cigares a eu lieu du 8 au 12 février 2016 et celle du Lotus bleu du 24 au 28 octobre 2016) mais on se doute bien qu’ils seront excellents. A la question : mais quelle voix diable, Tintin peut-il avoir, ce feuilleton radio de grande classe répond intelligemment. Il suffit de l’écouter. Cqfd !

* Le Lotus Bleu est d’ailleurs qualifié de « grand tournant » dans le remarquable n° hors série de Beaux Arts magazine consacré « Aux secrets du créateur de Tintin » (M.08081. Ed. Beaux Arts et Cie. 130 pages. 7,80 euros).
Article posté le lundi 07 novembre 2016 par Erwann Tancé

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À propos de l'auteur de cet article

Erwann Tancé

C’est à Angoulême qu’Erwann Tancé a bu un peu trop de potion magique. Co-créateur de l’Association des critiques de Bandes dessinées (ACBD), il a écrit notamment Le Grand Vingtième (avec Gilles Ratier et Christian Tua, édité par la Charente Libre) et Toonder, l’enchanteur au quotidien (avec Alain Beyrand, éditions La Nouvelle République – épuisé). Il raconte sur Case Départ l'histoire de la bande dessinée dans les pages du quotidien régional La Nouvelle République du Centre-Ouest: http://www.nrblog.fr/casedepart/category/les-belles-histoires-donc-erwann/

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