Arleston (1/2) : « Dans Lanfeust, tout le monde est objet sexuel »

A l’occasion des Utopiales 2016, Christophe Arleston, scénariste de plus de 170 albums, nous a accordé un entretien. De Lanfeust (la série qui l’a propulsé) à Sangre (son nouveau bébé) en passant par la création de Lanfeust Mag, pépinière de jeunes talents, panorama des réalisations de ce monstre de la BD contemporaine.

Vous avez signé plus de 170 albums. Ce sont des projets qui traînaient depuis longtemps et qui ressortent peu à peu ?

Très souvent, c’est la rencontre avec quelqu’un qui me donne envie de lancer une série avec lui. Parfois c’est juste un album: j’avais lancé les Légendes de Troy pour avoir le plaisir de travailler avec des gens sans me coller une nouvelle série sur le dos. J‘étais ravi de faire un album avec Didier Cassegrain, avec Virginie Augustin, avec Éric Hérenguel… Mais je n‘allais pas lancer une série avec chacun d’entre eux.

C’est souvent la rencontre avec un dessinateur, avec un individu, qui déclenche la chose. Je compare ça avec une rencontre amoureuse. On rencontre quelqu’un avant de faire un bébé. On ne décide pas « Je vais faire un bébé, je vais chercher la mère ».

Après, j’ai toujours des tas d’idées que je note et que j’utilise ensuite. Généralement, avant que je ne sorte une histoire elle a mûri cinq ou dix ans. J’ai même des notes que j’ai depuis quinze ans et que je n’ai jamais utilisées, et que je n’utiliserais peut-être jamais ! Mais après, j’en discute avec le dessinateur, je réadapte, je retaille le costume à sa mesure. C’est tout le plaisir de travailler à deux. Je serai incapable d’écrire un scénario seul et de le donner à un éditeur qui va chercher un dessinateur de son côté. Ça se fait, beaucoup travaillent comme ça, mais moi je ne sais pas faire ainsi. C’est comme dans le cadre du journal : j’ai besoin de cette émulsion, que les gens soient là, qu’on discute ensemble, qu’on travaille ensemble, qu’on rigole ensemble. C’est comme ça que j’arrive, moi, à faire un boulot correct.

Est-ce qu’il y a un style Arleston? Est-ce que vous avez l’impression d’avoir amené quelque chose, peut-être un peu plus d’humour dans des univers de fantasy qui était un peu gros bras, un peu bourrin?

On est toujours le plus mal placé pour savoir quel style on a, ce qu’on a amené ou pas… Avec la distance et ce qu’on m’a dit, c’est vrai que je crois avoir été l’un des premiers à avoir eu du succès dans le monde francophone en faisant de la fantasy et de l’humour mélangé.

Je me souviens très bien de Mourad au début me disant de ne pas mélanger fantasy et humour, et que ça n’allait pas ensemble. Quand il a vu les chiffres de Lanfeust, il n’a plus jamais rien dit.

Moi, je n’ai jamais eu l’impression de faire de la fantasy. Je faisais de l’humour. J’ai toujours fait de l’humour. Et il se trouve que j’ai fait de l’humour en polar avec Léo Loden, en fantasy avec Lanfeust, et comme c’est la fantasy qui a le plus marché, j’ai gardé cette image d’auteur de fantasy. Mais je n’ai aucune culture classique de la fantasy : je n’ai même pas lu le Seigneur des Anneaux !

C’est peut-être aussi pour ça que vous avez eu une approche différente?

C’est pour ça que j’ai su parler à un grand public, parce que je n’étais pas un spécialiste ! Moi, les histoires d’elfes, de nains, d’orcs et de gobelins, j’y connaissais rien, je ne savais même pas que ça existait ces trucs ! Moi, ma fantasy, il y a plus dedans de contes de Grimm et de Perrault et de mythologie gréco-romaine que d’univers à la Tolkien… J’avais lu beaucoup de SF et de planète-fantasy, aussi. Un auteur comme Jack Vance m’a beaucoup plus influencé qu’Howard, qui m’a toujours fait chier. Je n’ai jamais réussi à lire Conan le Barbare, pareil pour Elric le Nécromancien qui me tombait des mains… Je n’avais pas ce background-là, j’y suis allé en toute naïveté, et justement c’est peut-être ce qui a fait que j’ai pu rentrer dedans. Ce que je proposais, ce n’était pas un truc de spécialiste.

Autre chose que l’on voit beaucoup dans vos BD, surtout ces dernières années : il y a beaucoup d’héroïnes, de personnages féminins forts.

C’était déjà le cas avant. En même temps que Lanfeust, je faisais Le Chant d’Excalibur dont l’héroïne était Gwened.

J’ai toujours aimé les personnages féminins, parce qu’ils permettent généralement de poser des situations de comédie et des interactions entre les personnages.

Ça m’est toujours venu naturellement. Je ne me suis jamais dit « Il faudrait créer une héroïne. » Mais c’est vrai que jusque dans les années 90, peut-être qu’il y avait assez peu de personnages féminins forts dans la BD. Mais dans les années 90, je n’ai pas été le seul à en faire !

Au niveau lectorat, qui accroche là-dessus? Il y a chez vous un mélange détonnant de personnages féminins très forts et de graphisme très sexy.

Le problème, c’est que quand tu décris des personnages féminins à un dessinateur, il a tendance à faire une belle gonzesse. Parfois, j’ai dû me battre un peu pour désexualiser certaines héroïnes, ou alors les sexualiser autrement que dans les codes habituels. Je ne donnerais pas d’exemple parce que je ne veux pas balancer, mais j’ai dû avec pas mal de dessinateurs pratiquer des réductions mammaires conséquentes.

Vous avez déjà travaillé avec des dessinatrices?

Virgine Augustin sur Le Voyage aux Ombres, un des Légendes de Troy, un superbe album qui n’a pas eu un énorme succès. On a fait environ 12 000 exemplaires. J‘en suis très malheureux parce que c’était un très bon album. J’ai travaillé avec des co-scénaristes féminines, avec Melanÿn et Audrey AlwettMais finalement, c’est vrai que dans ma génération il y avait assez peu de dessinatrices. Maintenant il y en a beaucoup plus, et je vais sans doute être amené à travailler avec elles, parce que justement ça m’intéresse. D’ailleurs, on a un projet avec Willow, dont je parlais plus tôt.

C’est différent de travailler avec des dessinatrices, du coup?

Je ne sais pas, je suis assez curieux de voir ce que ça peut donner… Mais je vois aussi beaucoup de filles qui dessinent des filles ultra-sexy.

Pourquoi? Parce que ça reste un des codes incassables de la BD?

Si on prend Dimat, par exemple, qui est au studio Gottferdom, c’est parce qu’elle aime dessiner les filles. Elle le dit elle-même : elle adore dessiner les corps féminins et des belles filles pulpeuses. Ceci dit, je pense qu’on est tous d’accord, mâles et femelles, pour dire qu’un homme nu c’est quand même assez moche et ridicule les trois quarts du temps, alors qu’une femme nue ça peut être très beau.

Après en BD, y’a aussi des hommes nus hypersexualisés, hyper-pectorisés…

Oui : dans Lanfeust, C’ian et Cixi sont très sexualisées, mais Lanfeust lui-même l’est aussi. D’ailleurs on a eu la surprise, à un moment donné, de voir que Lanfeust était devenu une icône gay, ce que l’on n’avait pas du tout imaginé.

Mais Didier [Tarquin] lui ayant mis une coque protège couilles proéminente, et avec son côté bel éphèbe un peu naïf, les pectoraux à l’air…  Ça nous a fait plaisir, d’ailleurs. Mais comme quoi ce n’est du sexisme que de dessiner les personnages ainsi. Finalement, dans Lanfeust, tout le monde est objet sexuel !

Sangre, votre dernière série, est ce qui va vous occuper dans les prochaines années, ou au niveau scénario tout est déjà bouclé? Huit tomes sont prévus. Un pour chacun des méchants à buter? Le concept, c’est Kill Bill version bd fantasy?

Y’a un peu de Kill Bill, vu que c’est une histoire de vengeance… Ma première histoire de vengeance en 170 bouquins, quand même! Comme quoi je ne suis pas vindicatif de nature. Là, il y a beaucoup moins d’humour que dans Lanfeust ou dans les Trolls.

Mon challenge là-dedans, c’est de rendre chaque album extrêmement intéressant, alors que l’on sait ce qui va s’y passer. C’est pour cela que la référence, ça va plus être Colombo : on sait au début de l’épisode qui est le meurtrier, la question devient de savoir comment le meurtre va avoir lieu.

Mine de rien, scénaristiquement, Colombo était une prouesse : au lieu de chercher le meurtrier comme dans n’importe quelle série policière classique, on savait nous lecteur qui était le meurtrier dès le début, et tout l’intérêt était « Comment va-t-il le démasquer ? ». Dans Sangre, j’ai un peu la même problématique : on a un méchant dans l’album, on sait qu’elle va se venger de celui-ci, tout l’intérêt est de savoir comment. Le tome 1 est un tome de mise en place un peu différent, un peu atypique. Dans le tome 2, je vais jouer sur les ressorts de la civilisation à laquelle appartient le méchant, de la situation dans laquelle il est 20 ans après, pour amener Sangre à sa vengeance. Donc chaque album va être quasiment un petit one-shot, sur un méchant à chaque fois. J’ai pris le partie, dans le deuxième, de commencer par parler du méchant. Sangre n’apparaîtra qu’à la page 12 ou 15. Je commence par raconter l’histoire du méchant.

Je ne veux pas de systématisme de construction. Je veux essayer de faire des albums bien différents les uns des autres. Il y aura huit albums, et si j’ai déjà mes personnalités de méchants et mes univers, je construis ensuite l’intrigue album par album.

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Article posté le lundi 16 janvier 2017 par Thierry Soulard

À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

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