État des Lieux

« Tout a commencé par un rêve assez étrange… Dans ce rêve, je retournais dans mon enfance et je réussissais à déclarer ma flamme à la jeune fille dont j’étais amoureux au collège » confiait dans un entretien l’immense et regretté mangaka Jirō Taniguchi. De ce rêve est né l’un de ses plus beaux livres qu’est Quartier Lointain. L’histoire de l’auteur japonais prendra une tournure différente mais son contenu délivre une poésie, une sensibilité voire une mise à nu que l’on retrouve ardemment dans ce splendide roman graphique d’Antonin Gallo. État des Lieux sonne comme un retour aux sources à la saveur douce-amère. Entrons dans des souvenirs remplis d’émotion.

RETOUR VERS LE PASSÉ

Comme tout dessinateur Antonin a ses repères graphiques. Lorsqu’il s’agit d’illustrer les femmes, son trait cherche a reproduire inlassablement le visage de celle qui avait fait chavirer son cœur dans ses années lycée. Mais peu à peu les souvenirs s’estompent. Pour espérer retrouver cette attitude, ce regard, dont son crayon a besoin pour continuer à la faire vivre sur papier, Antonin décide de retourner dans cette école qui a indéniablement marqué sa fin d’adolescence.

C’est ainsi que nous faisons connaissance avec l’alter-ego du narrateur. Nous découvrons Antonin lycéen en cours de sport. De prime abord, on ne peut que constater le physique fragile du jeune homme face à l’exercice rugueux du ballon ovale… Mais ce ne sont pas ses prouesses sportives qu’Antonin est venu fouiller dans son passé. La scène remémorée suivante mettra en scène les premiers mot échangés avec celle qu’il considère comme son acte manqué.

Julie apparaît entourée d’herbe. Assise en face d’Antonin, elle semble aussi légère que vent qui souffle dans ses cheveux. Une insouciance idoine à une période de la vie où rien d’autre ne compte que de profiter de ces moments aussi éphémères qu’importants dans sa construction de vie d’adulte. De son côté, Antonin joue l’indifférence. C’est une technique comme une autre. Bien qu’il l’ait remarqué depuis longtemps, sa probable timidité l’entraîne vers une froideur qui lui permet de rester dans sa zone de confort. Et pourtant…

GARDE LES YEUX OUVERTS

Le lycéen connaissait le moindre de ses gestes, les endroits où elle passait dans l’enceinte de l’école, là où elle s’asseyait pour discuter ou pour manger, qui étaient ses amies. Il savait tout d’elle. Il savait tout parce qu’il en était éperdument amoureux. Tellement que sa décision de repasser un bac différent de celui qu’il avait obtenu n’était pas anodine. Le prétexte de se perfectionner dans la filière littéraire pour entrer à l’École des Beaux-Arts pouvait paraître fou pour certains mais cela lui permettait de gagner une année pour espérer.

Sur quoi se fonderont ses espoirs ? Des regards furtifs, des bouts de conversation, des sensations d’être « en phase », des gestes de la main, des signes d’intérêt. Autant d’éléments qui nourrissaient ce désir de réciprocité. Mais de là à sauter le pas…

Antonin va retrouver tous ses souvenirs. Il va nous les faire partager. Peut-être même qu’il va les extrapoler. Que son imagination et sa mémoire vont se mêler tout au long de ce récit. Peu importe. Ce qui compte c’est que Julie existe à travers lui et son double du passé. Pour devenir un symbole de cette adolescence qui nous a toutes et tous marquée.

UN ÉTAT DES LIEUX SANS DÉGRADATION

Avec État des Lieux, Antonin Gallo signe une œuvre intimiste qu’il qualifie lui-même d’autofiction. Dès les premières pages, on sait que l’on va entrer dans les pensées du co-dessinateur de Détox. Dès lors qu’on pénètre dans ses souvenirs, il se passe quelque chose. Comme si une magie opérait, on se surprend à retourner nous aussi dans notre propre passé. L’adolescence, cette tranche de vie si dure et belle à la fois.

A. Gallo présente son héroïne comme un amour enfoui et insaisissable. Tel un fantasme où il va trouver refuge dans ce mal-être d’adolescent, en pensant que la jeune fille va éprouver des sentiments similaires aux siens. La savoir inaccessible mais se rassurer en pensant qu’elle pourrait ouvrir une porte. Souffrir et accepter cette souffrance quand on comprendra qu’elle nous a fait grandir. Ainsi, on se met à observer scrupuleusement l’état des lieux de ce décor si familier.

Comme l’indique presque envieusement Jim (Une nuit à Rome, L’invitation) dans sa préface, Antonin Gallo s’est permis ce que moult auteur.ice.s rêveraient de réaliser s’ils en avaient l’opportunité. Revisiter entièrement un de ses livres en lui offrant une nouvelle dimension bonifiée par la maturité acquise au fil des années.

ET MÊME DE L’EMBELISSEMENT

Sans faire de comparaison avec la première version de 2012, force est de constater qu’Antonin Gallo a changé l’approche de ses personnages. Que ce soit Julie ou Antonin adolescent, les visages gagnent en finesse et en plénitude. Adepte des niveaux de gris, la technique est une nouvelle fois maitrisée. Sans oublier les quelques sublimes planches ou cases en couleur, Antonin Gallo offre un coup de crayon aussi agréable et doux que son récit.

État des Lieux est un roman graphique qui bouleverse, remue, et donne beaucoup d’émotions. Nous n’avons plus qu’à remercier Antonin Gallo de nous avoir donné un morceau de sa madeleine de Proust. Quel plaisir d’avoir goûté de nouveau à cette saveur qui réchauffe le ventre et le cœur.

 

Article posté le dimanche 17 janvier 2021 par Mikey Martin

Etat des Lieux, une autofiction immersive d'Antonin Gallo décrypté par Comixtrip, le site BD de référence
  • Etat des lieux
  • Scénario : Antonin Gallo
  • Dessins & couleurs : Antonin Gallo
  • Éditeur : Auto-édition
  • Prix : 20,00 €
  • Parution : décembre 2020
  • Pour se le procurer c’est ici

Résumé de l’album : « État des lieux » est une bande dessinée de 200 pages, au format comics (16,5 cm * 24cm), qui met en scène trois protagonistes : le narrateur, son alter ego lycéen et la jeune fille dont il était amoureux. L’histoire prend place dans un lycée où le narrateur décide de revenir afin de confronter ce qui le trouble encore dans les lieux où tout s’est passé. Ce pèlerinage physique prendra par la même occasion la forme d’un cheminement mental qui le forcera à porter un autre regard sur lui, au passé comme au présent. Le traitement graphique est légèrement différent selon l’époque.

À propos de l'auteur de cet article

Mikey Martin

Mikey, dont les géniteurs ont tout de suite compris qu'il était sensé (!) a toujours été bercé par la bande dessinée. Passionné par le talent de ces scénaristes, dessinateur.ice.s ou coloristes, il n'a qu'une envie, vous parler de leurs créations. Et quand il a la chance de les rencontrer, il vous dit tout !

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