La route

Prix Pulitzer de la fiction en 2007, La route de Cormac McCarthy a laissé une trace importante dans le monde littéraire. Aujourd’hui, Manu Larcenet adapte ce chef-d’œuvre avec une puissance graphique hors-norme. Un récit dans un monde dévasté où un fils et son père tentent de survivre. Une histoire de transmission saisissante, tragique et vibrante.

De cendres et d’os

Après une apocalypse infernale et mortelle, un homme et son fils errent à la recherche de nourriture.

Tout est sombre dans ce monde dévasté. Une épaisse couche de cendres a envahi la Terre. Il ne reste quasiment plus rien. Ni animaux, ni arbres, seuls quelques hommes tentent de survivre dans cet univers de cendres et d’os. Les corps sans vie succèdent aux corps en décomposition et aux squelettes. Tout n’est que mort et désolation.

Ensemble, sur la route

Poussant un caddie de bric et de broc – leur seul écrin  où l’on trouve des aliments, des couvertures, des bâches et des lampes à pétrole – le duo avance inexorablement vers les ténèbres. Leur direction : le sud. Un sud où il devrait faire plus chaud. Un sud d’espérance.  Un eldorado si loin, si près.

“On oublie ce dont on devrait se souvenir et on se souvient de ce qu’il faudrait oublier.”

Le père et le fils cherchent de la nourriture dans des lieux abandonnés. Mais souvent, d’autres ont déjà pillé ce qui reste.

Alors, ils poursuivent leur route. La route vers un ailleurs meilleur. Une route avec ses morts, la pluie mêlée à la cendre qui colle et des survivants qui n’hésitent pas à tuer pour leur propre survie.

Et un revolver avec seulement trois balles. C’est peu pour qu’un homme protège son fils…

La route, un roman, une bande dessinée, la perfection

La route (The Road) est publié en 2006 par Cormac McCarthy. Pulitzer de la fiction l’année suivante, le roman est traduit en français en 2008, puis décliné en film John Hillcoat. Le succès critique et public est immense dans le monde entier.

Manu Larcenet, impressionné comme de nombreux lecteurs, décide d’adapter le plus fidèlement possible le chef-d’œuvre de McCarthy. Le talent de l’auteur du Retour à la terre sublime les mots de l’écrivain américain. C’est fort et puissant et ça marque le lecteur même après avoir refermé l’album.

Un père, un fils, la vie

La route, c’est avant tout un récit de transmission. La transmission d’un père vers son fils. Le temps est court, les menaces sont multiples, alors cet homme tente d’inculquer à ce jeune garçon, des valeurs qui lui sont chères.

Cette dureté d’un trajet vers un ailleurs hypothétiquement meilleur permet à Cormac McCarthy de questionner les hommes sur leurs relations. Des questionnements face à l’urgence de la situation, l’urgence de vivre.

“Alors d’accord”

La peur, la faim et le froid amplifient cette envie de transmission. L’enfant est hanté par les notions de gentils et de méchants. Son père le rassure par des gestes et des mots simples. Pour dire qu’il a compris et qu’il intègre les préceptes du père, le fils répond par : “Alors d’accord.”

Si le père semble fort dans l’adversité, il est en réalité fragile comme le monde dévasté qui l’entoure. Mais il ne peut flancher face à la peur permanente de son fils. Son masque de dureté, c’est pour le bien de son garçon.

“Jamais je ne te laisserai dans les ténèbres. Tu le sais ça…”

Alors cet homme marqué par les événements terrifiants lui répète sans cesse d’être prudent. Il faut être égoïste et ne faire confiance à personne pour survivre. Mais son fils n’est pas si innocent que cela. Avec tout ce qu’ils ont vécu, il sait.

La cendre comme horizon

La route de Cormac McCarthy distille de la peur à chaque tournant, chaque recoin. L’angoisse est là. Si certains lecteurs peuvent imaginer une fin inexorable vers la mort, ils se laissent emporter par une atmosphère de fin de vie, voire de volonté de vie.

Une fin de vie accentuée par la cendre. La cendre qui s’infiltre partout, même dans les corps, les poumons. Cette cendre qui annihile toute forme de vie. À cause d’elle, il n’y a plus de soleil. Il fait donc froid. Alors les survivants accumulent des couches de vêtements pour être au chaud. Les nuits sont froides et le pétrole est précieux. Et comme il ne faut pas éveiller les soupçons de vie, même un feu de bois est rare.

Tout est froid. L’atmosphère mais aussi le cœur des hommes.

Une vie à se cacher

Tels La guerre du feu de Jean-Jacques Annaud ou Construire un feu de Christophe Chabouté, La route est un récit survivaliste. Le duo doit sans cesse se cacher.

Il y a quelques plaisirs fugaces qui ne sont que des one-shots, mais qui ne reviendront pas. Ces moments semblent incertains. Ils sont écrasés par des moments de survie qui reviennent inexorablement. Les lieux et les décors changent pourtant, mais les gestes et le quotidien semblent toujours les mêmes. Identiques à en mourir.

Et s’ils étaient déjà morts ?

Dans La route, les corps ont subi les affres du temps et de la faim. Les corps amaigris, décharnés et désincarnés (certains ne semblent plus être des hommes, ramenés à leurs instincts primaires) s’effacent sous la cendre et dans le temps.

Ces corps se meurent mélangés aux morts laissés là, tels quels. Les survivants, seraient-ils finalement morts ? Morts physiquement, morts psychologiquement ou morts socialement ?

Alors l’enfant se pose des questions, des questions philosophiques sur la vie, sur cette mort qui rôde. Parce que oui, La route est également un conte philosophique. Peu de mots mais un vrai questionnement.

Sur la route avec Larcenet

Manu Larcenet regrette de ne pas avoir eu le temps de donner un exemplaire de son album à Cormac McCarthy. L’auteur américain est décédé le 13 juin 2023, à 89 ans. Même si le romancier a pu voir les premières planches de l’adaptation, il reste comme un goût d’inachevé chez Larcenet.

Comme il l’explique, le roman l’a accompagné tous les jours et toutes les nuits pendant deux ans. “J’ai lu son roman et j’espère l’avoir compris comme il aurait voulu”, confie avec sincérité Larcenet. L’auteur français souhaite plus que tout que son “album soit reçu comme un hommage à un très grand écrivain.”

Après Blast, un nouvel incontournable de Manu Larcenet ?

Des albums puissants et marquants, Manu Larcenet en a publié. Loin de l’humour de Retour à la terre, La route fait partie de ses récits éblouissants. Aussi impressionnant que Blast, cet album souligne encore une fois que l’auteur né en 1969 à Issy-les-Moulineaux est un très grand artiste.

Le rapport de Brodeck était déjà une adaptation littéraire du livre de Philippe Claudel, La route enfonce le clou. Lorsque Larcenet s’empare d’un roman qui le hante, il fait vibrer son dessin et donc le lecteur.

Entre gris clair et gris colorés

Il y a très peu de mots dans La route, très peu de regards aussi. Alors toute la force du récit réside dans le dessin. Un dessin virtuose pour emporter le lecteur vers les limbes et les ténèbres.

Un trait épais se mêle à un trait plus léger. Tout est dans un dosage magistral. Les morts, les corps décharnés et les guenilles des survivants accentuent le climat pesant du récit.

Manu Larcenet a utilisé 14 nuances de gris. Et c’est merveilleux. Pourquoi autant de gris ? Il le justifie ainsi : “J’avais fait le choix résolu du noir et blanc mais qui s’est révélé trop violent, trop binaire. Je me suis alors souvenu de mes cours à l’école Olivier-de-Serres et de ma découverte des gris colorés : une manière d’adoucir le dessin, sans le dénaturer, une utilisation très parcimonieuse de la couleur.” Il y a donc un peu de jaune, de bleu, de rouge dans ses planches.

Cormac McCarthy aurait sûrement apprécié l’adaptation de son roman par Manu Larcenet. Ce n’est qu’une supposition, on ne sait pas. Mais ce que l’on sait, c’est que les lecteurs vont aimer parce que cette déclinaison graphique est bouleversante, éloquente et troublante.

Article posté le samedi 23 mars 2024 par Damien Canteau

La route de Manu Larcenet d'après le roman de Cormac McCarthy (éditions Dargaud)
  • La route
  • Auteur : Manu Larcenet, d’après le roman de Cormac McCarthy
  • Éditeur : Dargaud
  • Prix : 28,50 €
  • Parution : 29 mars 2023
  • Pagination : 160 pages
  • ISBN : 9782205208153

Résumé de l’éditeur : L’apocalypse a eu lieu. Le monde est dévasté, couvert de cendres et de cadavres. Parmi les survivants, un père et son fils errent sur une route, poussant un caddie rempli d’objets hétéroclites, censés les aider dans leur voyage. Sous la pluie, la neige et le froid, ils avancent vers les côtes du sud, la peur au ventre : des hordes de sauvages cannibales terrorisent ce qui reste de l’humanité. Survivront-ils à leur périple ? Après « Le Rapport de Brodeck », Manu Larcenet adapte de nouveau une oeuvre majeure de la littérature. Couronnée par le prix Pulitzer en 2007, « La Route » a connu un grand succès et a été adaptée au cinéma en 2009 avec Vigo Mortensen dans le rôle principal. Avec cet album, Manu Larcenet réussit une adaptation d’une originalité absolue et pourtant d’une totale fidélité. En posant son trait sous les mots du romancier, en illustrant les silences du récit, l’artiste s’est approprié l’univers sombre et fascinant du roman de Cormac McCarthy. D’un roman-culte il a fait un album d’une beauté saisissante, à la fois puissant et poignant. Incontestablement un des chefs-d’oeuvre de la bande dessinée moderne. Cormac McCarthy a signé plusieurs romans phares dont « La Route » mais aussi « No Country for old men », également adapté par les frères Coen au cinéma. Son oeuvre est essentiellement disponible aux éditions de L’Olivier (et Points), associées à Dargaud sur ce projet. L’écrivain est décédé le 13 juin 2023. Son roman, publié aux Éditions de l’Olivier et chez Points pour la version poche, a été vendu à près de 800 000 exemplaires.

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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