Rarement abordé dans les fictions, et donc en bande dessinée, la Résistance alsacienne à l’envahisseur nazi, fait l’objet d’une magnifique autobiographie de Grégoire Carlé. L’auteur met en scène la naissance et les actions de sabotage du Groupement Feuille de lierre dont son grand-père fut l’un des instigateurs dans Le lierre et l’araignée, un album hommage fort et poignant aux éditions Aire Libre.
Une exposition et des adolescents en guerre
Depuis le 25 janvier et jusqu’au 3 mars 2024, le musée du Papier d’Angoulême accueille une exposition Adolescents en guerre. Ce magnifique lieu de culture met en lumière trois récits édités par Dupuis / Aire Libre autour de jeunes femmes et jeunes hommes ayant basculé dans l’horreur de la guerre. Trois histoires humaines s’inscrivant dans la grande Histoire. Trois récits avec des points communs dont celui de s’élever contre la barbarie des conflits armées et la volonté de se battre pour ses idéaux.
Dans le musée de Papier est présenté Madeleine résistante, la série à succès signée Madeleine Riffaud – dont on relate la vie en clandestinité – Jean-David Morvan et Dominique Bertail. Les visiteurs découvrent également Le Combat d’Henry Fleming, un album de Steve Cuzor, ainsi que Le lierre et l’araignée, une autobiographie de Grégoire Carlé autour de l’engagement de son grand-père dans la résistance. Un album qui s’ouvre sur une partie de pêche entre un grand-père et son petit-fils.
Grégoire et Bernard, parties de pêche
Toute la journée, Grégoire – futur auteur de bandes dessinées – attend avec impatience la nouvelle partie de pêche avec son grand-père Bernard. Dans le coffre, le petit garçon met ses affaires pour pêcher : canne, épuisette, surmanteau… Tout est prêt pour passer un moment privilégié avec le vieil homme au béret noir.
Il faut dire que Bernard est un vrai amateur de pêche avec fil de soie. Il regarde son petit-fils ajuster les mouvements précis qu’il lui a appris. Accoudé au pont de pierre, sa mémoire le fait vagabonder vers d’autres rives. Celles de la Seconde Guerre mondiale. Celles qui le fit basculer vers un autre monde : la résistance.
L’Alsace en première ligne
Le 1er septembre 1939, Hitler envahit la Pologne, signant ainsi l’entrée en guerre de la France. Placardées au mur, les affiches enjoignent les Alsaciens à quitter leur territoire le plus rapidement possible. 380 000 d’entre eux fuit. Strasbourg est vidée de ses habitants. C’est l’exil vers le Gers, la Dordogne, l’Indre ou les Landes.
Le Führer défile dans Strasbourg et prend possession de la cathédrale pour en faire un monument à la gloire du peuple germanique.
L’Alsace germanisée
Après l’exil, le retour en Alsace. Bernard accueille des amis rentrant de Dordogne. La germanisation de la région est en marche forcée. Les habitants ne doivent plus parler français mais allemand. Tout tourne autour de la puissance du Reich et du culte de la personnalité d’Hitler.
Bernard et ses amis travaillent dans la “fabrik” de locomotives pour le régime nazi. La haine dans le cœur de ces jeunes alsaciens est de plus en plus prégnante.
Bernard et ses camarades, aux premières loges pour résister
Dans ce que l’on appelait pas encore l’urbex, Bernard et ses camarades visitent des forts abandonnés. Là, ils découvrent des grenades encore en parfait état de marche.
C’est une aubaine pour ces jeunes avides de revanche. Ils s’entraînent à lancer les engins explosifs. Puis, par esprit de résistance, commencent à viser des lieux tenus par les nazis. Le Groupement Feuille de lierre est né…
Le lierre et l’araignée : De la résistance en Alsace
Véritable message d’amour à son grand-père, Le lierre et l’araignée est un album d’une profonde justesse. Grégoire Carlé met en scène les moments rares et intenses autour de la pêche pour aborder le rôle de Bernard dans la Résistance.
Comme de nombreuses personnes impliquées dans ces mouvements, beaucoup n’ont jamais voulu dire “au monde” ce qu’elles avaient fait contre l’envahisseur. Pour elles, cela semblait tout naturel.
De la résistance en Alsace, finalement, nous n’en savons pas grand chose. Il faut dire que des les premières heures de la Seconde Guerre mondiale, la région fut annexée par le régime nazi. Comme étouffée jusqu’à la fin du conflit, peu d’informations arrivaient jusqu’à la zone libre. Les Alsaciens ont d’ailleurs plutôt résisté à la germanisation de leur territoire. Ils ne voulaient en aucun cas “être allemands”. Ainsi, ils étaient en marge de la résistance armée. Ils ne faisaient pas partie du Conseil national de la Résistance. Ils n’étaient d’ailleurs pas en lien avec la résistance alliée.
La Feuille de lierre et les grenades
Ainsi, Bernard et ses camarades résistèrent à leur manière. Feuille de lierre, le groupement de résistants était composé d’ouvriers de Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) basée à Illkirch-Graffenstaden. “Toujours vert, toujours fidèle” était la devise de ce groupe clandestin. Après les entraînements avec les grenades – lancées dans l’eau pour limiter le bruit des explosions – Feuille de lierre fait évader des prisonniers, exerce du sabotage et effectue des missions de renseignements.
Le lierre et l’araignée relate ainsi les premières actions du réseau par l’entremise de l’histoire de Bernard. Ce superbe récit mémoriel rend hommage à Feuille de lierre, réseau éphémère, démantelé en juillet 1941.
Le lierre et l’araignée : encre de chine et aquarelle
La force du récit de Grégoire Carlé subjugue. Mais les planches émerveillent. L’auteur de Trou Zombie et Il était 2 fois Arthur déploie tout son talent de dessinateur. Les pages accrochées aux cimaises de l’exposition sont magnifiques !
Les planches sont réalisées à l’encre de Chine et à l’aquarelle. La texture et le rendu des couleurs sont stupéfiantes. C’est tout simplement BEAU. Les pages avec l’araignée affublée d’une svastika sont impressionnantes d’effroi. Elles résument à elles seules le monde de pression, de terreur et de violence de cette période.
Quant au découpage, il est très fort. Lorsque les pages mettent en scène des explosions de grenades en leur centre, la case de déforme comme un cercueil. Je reste également admiratif de la double-page où Bernard et ses camarades attendent la nuit pour pénétrer dans le fort. Celle également avec les papillons jaunes est puissante et belle.
Le lierre et l’araignée : un hymne à la résistance, un message d’amour d’un petit-fils à son grand-père, porté par un très très grand dessin.
- Le lierre et l’araignée
- Auteur : Grégoire Carlé
- Editeur : Dupuis / Aire Libre
- Prix : 29,95 €
- Sortie : 26 janvier 2024
- Pagination : 200 pages
- ISBN : 9791034753222
Résumé de l’éditeur : Un enfant pêche sous le regard attentif de son grand-père Bernard. Une scène banale, en temps de paix. Mais gagnée des décennies plus tôt par le vieil homme, alors jeune Alsacien membre du groupe de résistants Feuille de lierre. Mais le Lierre vaincra-t-il la progression de l’Araignée nazie, qui a annexé l’Alsace ? Ou ses ennemis précipiteront-ils Bernard vers le camp de sûreté de Vorbruck-Schirmeck ? À moins que son sort ne soit encore pire… Cette histoire, celle de son propre grand-père, fut longtemps un tabou familial. Alors Grégoire Carlé est parti à sa recherche à travers livres et rencontres de survivants, dressant le stupéfiant tableau d’une Alsace écartelée mais aussi un poignant portrait de son grand-père, héros discret pourtant aux premières loges de l’absurdité de la guerre. Un travail à la fois universitaire et personnel, d’une rigueur et d’une beauté étourdissantes.
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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