Monstres

La monstruosité effraie. Elle rebute. Dans Monstres, paru aux éditions Delcourt, le grand Barry Windsor-Smith nous enseigne que sa forme la plus horrible et la plus violente n’est pas celle qui se voit.

MONSTRES OU LA COMPLAINTE DE BOBBY BAILEY.

Maltraité dans son enfance, le pauvre Bobby Bailey porte à jamais les stigmates de la violence paternelle. Les larges lunettes de soleil qu’il met en toute occasion ne parviendront jamais à cacher les conséquences de cet « accident de vélo » …

Mais désormais, ses parents sont morts. Seul, cherchant un sens à sa vie, il se tourne vers l’armée, reflet lointain et déformé de ce que fut son père. Et contre toute attente, alors qu’il n’a aucune trace de son passé et ne possède même pas de papiers d’identité, il attire l’attention des recruteurs.

« Je dois passer un coup de fil, mais… Je crois que j’ai quelque chose pour toi. »

Le projet Prométhée… Cette expérience ultra secrète initiée par les nazis et visant à créer des super soldats avait été stoppée net par la défaite du IIIe Reich. Mais récupérée par les États-Unis, elle n’avait besoin que d’un ingrédient pour être menée à son terme : un volontaire qui ne manquerait à personne. Et aucun doute, Bobby Bailey a le profil parfait.

LES RACINES DU MONSTRE.

En 1984, Barry Windsor-Smith (Archer & Armstrong) présente à Marvel un projet sur l’incroyable Hulk. Il est sans doute bien loin d’imaginer que cette œuvre mettra 37 ans à aboutir. En effet, auréolé par son travail sur Conan, il souhaite renouveler la psychologie du géant de jade. Et pour ce faire, il souhaite approfondir la relation que le héros aurait eue avec un père violent. L’éditeur hésite et demande son avis à Bill Mantlo qui à l’époque était en charge des aventures de Hulk. Il est si séduit par le concept qu’il l’incorpore immédiatement à ses propres productions. Ulcéré, Smith se tourne alors vers DC puis vers Dark Horse sans obtenir le soutien escompté. Finalement, c’est chez Fantagraphics que le projet aboutira, près de quatre décennies plus tard. Son titre est évocateur : Monstres, au pluriel.

UN MONSTRE, DES MONSTRES.

Le fait est qu’à la lecture des 365 pages de cette œuvre colossale, on perçoit les nombreuses inspirations qui ont traversé l’esprit de Smith.

Le point de départ, et la création de super soldats, rappelle bien entendu la genèse de Captain America. De la même manière, le projet Prométhée évoque Wolverine : Arme X, autre œuvre de Barry Windsor-Smith qui a marqué l’histoire des comics. Cependant, le résultat de l’expérience scientifique prend les traits d’un Hulk mâtiné de la difformité d’Elephant Man. D’ailleurs, l’auteur ne s’en cache pas car la couverture le montre.

Et c’est sans doute dans cette dernière direction qu’il faut se porter pour comprendre les véritables intentions de Barry Windsor-Smith.

En effet, à l’opposé des canons super-héroïques, Monstres présente une réflexion profonde et complexe sur l’humanité et ses dérives.

UNE MOSAÏQUE DE MONSTRES.

Le monstre qu’est devenu Bobby Bailey n’est pas monolithique. En effet, il tient tout autant du personnage de Lynch que de la créature de Frankenstein ou même d’Edward aux mains d’argent. Ainsi, il est rejeté à cause de son apparence et son âme importe peu.  Mais dans Monstres, les histoires se croisent et s’entrecroisent. Et bien vite, Smith ramène son personnage dans un arrière-plan qui laisse place à la véritable monstruosité : celle des hommes. Dans Monstres, la violence, la haine, la guerre, la jalousie ou encore la peur noircissent les cœurs. Et l’allusion à une expérience nazie permet d’envisager ce que l’humanité a fait de pire.

Ainsi, les situations sont fortes et même parfois difficiles à supporter.

Pourtant, la puissance qui se dégage de l’œuvre capture notre regard et notre esprit, nous poussant à tourner les pages inlassablement.

Et conscient de l’importance de l’adéquation entre le fond et la forme, Smith réalise des planches au dynamisme absolument envoûtant.

UNE BANDE DESSINÉE D’AUTEUR.

Lorsqu’on on admire les dessins de Barry Windsor-Smith, il est difficile de se dire que l’œuvre a été publiée en 2021. En effet, le style graphique délicieusement suranné rappelle l’esthétique des films d’auteur. Aussi, on comprend immédiatement que l’artiste a bénéficié d’une liberté totale qui lui permet de laisser libre cours à son talent. La composition des planches, la variation des plans, l’usage du noir et blanc, la disposition des phylactères témoignent d’une maîtrise hors norme. Le trait d’une pureté absolue parvient à retranscrire les émotions les plus subtiles. Et l’usage de hachures pour créer des effets d’ombre et de lumière donne une profondeur et une texture unique.

Monstres se lit, c’est indéniable, mais en œuvre totale qu’il est, Monstres s’admire aussi.

 

De la première à la dernière page de Monstres, le maître Barry Windsor-Smith subjugue son lecteur. Le message et la réflexion qu’il engendre, d’une puissance rare, nous interpellent. Et parallèlement, les dessins exceptionnels accompagnent le récit dans une cohérence parfaite. Finalement, au moment de reposer l’imposant volume, partagé entre fascination et dégoût, on reste hébété à essayer d’assimiler l’expérience unique à laquelle on vient de se prêter.

Article posté le mardi 30 novembre 2021 par Victor Benelbaz

Monstres de Barry Windsor-Smith (Delcourt)
  • Monstres
  • Scénariste : Barry Windsor-Smith
  • Dessinateur : Barry Windsor-Smith
  • Traducteur : marc Duveau
  • Editeur : Delcourt
  • Collection : Outsider
  • Prix : 34,95 €
  • Parution : 27 octobre 2021
  • ISBN : 9782413040699

Résumé de l’éditeur : Windsor Smith fait remonter la personnalité complexe de ce monstre iconique à une enfance maltraitée, doublée d’expérimentations scientifiques menées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à partir d’essais scientifiques nazis. Autrement dit : comment la société américaine des années 1950 a engendré un monstre à partir d’autres monstres.

À propos de l'auteur de cet article

Victor Benelbaz

Tombé dans la marmite de la bande dessinée depuis tout petit, Victor est un vrai amateur éclairé. Comics ou récits jeunesse sont les deux genres préférés de ce professeur de français.

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