Nude Model

Nude Model, c’est Tsubasa Yamaguchi qui se dévoile dans ce recueil de trois histoires courtes. Après deux œuvres sages, elle met en scène son côté sanglant, glauque, voire obscène. Que dit Nude Model d’une autrice à l’indubitable talent en matière d’autopsie émotionnelle ? Préparez vos gousses d’ail, ça va saigner. 

Nude Model

Niko est un voyou. Il n’a de respect pour personne et se moque volontiers des autres. Camarades de classe et professeurs, peu importe. Lorsqu’il perd une partie de carte en cours de math contre ses copains, il se retrouve avec un gage. Le gage de coucher avec Natsumi, la fille introvertie au fond de la classe.

Natsumi n’étudie pas non plus beaucoup les maths. Au lieu de quoi, elle dessine. Elle dessine et elle manque terriblement de modèle nu. Alors quand Niko lui propose de poser pour elle, opportunité pour lui de remplir son gage, elle s’empare de l’occasion.

Durant trois jours, Niko se déshabille pour Natsumi, découvrant la difficulté du travail de modèle, mais découvrant aussi que la pudeur n’est pas qu’une question de nudité.

Une fille

Au lycée, il se passe parfois des choses bien étranges dans la tête des adolescents. Yada, par exemple, passe son temps à parler de masturbation avec ses copains. Mais aussi à ragoter sur qui sort avec qui, qui a pelotonné les plus gros seins, qui couche avec tout le monde, qui aime le porno. Et souvent au détriment de ses camarades de classe féminins. Voici l’ambiance nauséabonde d’un groupe de mecs aux hormones en feu dans un écosystème clos dépourvu d’éducation sexuelle.

Bien sûr, Yada a aussi son petit secret inavouable. Pour se faire plaisir, il enregistre sa propre voix féminisée. Il fabrique maison son porno auditif personnel. Mais le jour où ses copains tombent sur l’enregistrement, Yada perd un peu le contrôle. Tous les garçons du lycée lui demandent ce super enregistrement. Personne ne reconnaît sa voix. Sauf un. Momoï. Yada découvre alors le plaisir de plaire. Un jeu qui ravit son égo mais qui éveille en lui une frustration insoupçonnée.

Une fille, c’est l’histoire de la honte, de l’effet de groupe, du harcèlement vu par le harceleur, du rapport aux autres, de jalousie et d’égo. C’est l’histoire d’un garçon qui aime jouer le rôle de l’objet de désir, jusqu’au jour où quelqu’un s’empare de lui sans lui demander.

Kamiya

Il était une fois une médecin incapable de faire des prises de sang. C’est l’histoire de Tanaka. Bien qu’elle fût une excellente étudiante de médecine, elle se retrouve à travailler dans un petit cabinet de quartier malfamé. Un quartier dans lequel il y a le Kamiya. Un bar à hôtes dont la rumeur dit qu’il est tenu par des vampires. Une drôle de rumeur qui prend une tout autre dimension lorsqu’on commence à retrouver des morts exsangues. C’est-à-dire vidé de leur sang.

De fil en aiguille, Tanaka se retrouve à fréquenter ce bar. Elle tombe en particulier sous le charme de Yohann, un hôte au regard magnétique qui s’avère être un véritable vampire. Tanaka se met alors à dépenser sang et argent pour le fréquenter. Elle a beau savoir que cette relation est factice, elle va toujours plus loin pour satisfaire le buveur de sang. Jusqu’à rompre son serment d’Hippocrate et bien plus loin encore.

Kamiya dépeint une relation toxique, fausse et obsessionnelle dans une histoire où le rapport au corps se tisse bien plus profondément que le contact de la peau.

Ce que raconte l’obscénité

A travers ses trois nouvelles, Tsubasa Yamaguchi déchire au couteau le voile de pureté couvrant ses œuvres précédentes. Nude Model est à la fois sanglant et obscène. N’ayons pas peur des mots. Mais l’obscénité décrite par l’autrice devient un outil de réflexion pour qui veut bien s’emparer de la question.

« […] dans tous les cas j’espère que ces histoires vous feront réagir » – postface Nude Model, Tsubasa Yamaguchi

Tsubasa Yamaguchi plante la plume là où ça fait mal. Dans Nude Model, elle manipule les émotions silencieuses, celles dont on ne veut surtout pas parler. La Honte, la Peur, le Désir, la Colère… Elle décrit des personnages complexes qui ont du mal à se comprendre eux-même. L’obscénité ici, se définit par le manque total de pudeur dont fait preuve l’autrice. Elle met à nu, certes physiquement, ses personnages, mais aussi émotionnellement. Et ce, malgré eux.

Leur corps et leur mise à nu sont des métaphores. Car là où chacun des personnages pensait avoir le contrôle, ils se font rattraper par leurs propres émotions, leurs propres désirs et leur propre crédulité. L’autrice fait descendre la sexualité du piédestal sur lequel la fiction l’érige. Le sexe est-il toujours beau ? Non loin de là. La sexualité, c’est aussi moche et sale. La violence de Nude Model ouvre un vaste chemin de réflexion sur ce qui fait le propre de la nature humaine : qu’est-ce que nous désirons ? être aimé ? être compris ? nos actes sont-ils toujours animés par la peur de ne pas l’être ? Quel est le prix ?

Briser la pudeur à coup de pinceau

En réalité, le côté « sombre » de Tsubasa Yamaguchi, entre intimité du corps et intimité de l’esprit, a toujours rôdé dans ses œuvres. Blotti dans la relation de l’héroïne d’Elle et son chat avec son félin alors qu’elle glisse sur la pente d’une dépression. Niché dans les jeux de regard entre les personnages de Blue Period, dans leur rapport presque charnel à l’art et à la philosophie. Exemple en est de la scène d’autoportrait nu de Yatora et Yuka du tome 5. Yatora découvre ainsi son propre rapport à son corps, tandis que cette mise à nu permet pour la première fois un dialogue à cœur ouvert entre les deux personnages.

Le style de dessin de Tsubasa Yamaguchi suppose déjà une forme d’ambiguïté. Dans un style à la fois anguleux et doux, l’autrice dessine ses personnages avec une sorte de sensualité rugueuse. Cela donne beaucoup de charme à son univers graphique, mais crée aussi un malaise. Car le charnel peut surgir même dans des scènes quotidiennes ou dans des instants d’introspection douloureux pour les personnages. Une particularité qui rappelle Double d’Ayako Noda. Où la douleur, le charnel et la psyché des personnages sont tout aussi entremêlés.

Applaudissement également au travail de fabrication de Pika Edition pour la couverture superbe de ce one-shot. Greneler comme une toile, au titre lissé comme de la peinture. Bien trouvé !

La face « B » de Tsubasa Yamaguchi

Dans une petite postface, Tsubasa Yamaguchi fait part de son amour pour les recueils de nouvelles dans une jolie métaphore musicale. Selon elle, les recueils sont un moyen de découvrir la face B d’un auteur, tel la face B d’un vinyle. Là où le reste du répertoire de cet auteur ne montre que la face A. Pour cette raison, elle était ravie, dit-elle, de s’atteler à la création d’un recueil de nouvelles.

La Face B de Tsubasa Yamaguchi s’enfonce bien plus loin dans les réflexions que sa Face A survole. Avec une lourdeur presque graveleuse, elle n’a pas peur de mettre les mains dans les tabous. L’autrice en sort des idées surprenantes qui interrogent grandement sur l’évolution de son répertoire. Bien que le recueil soit marqué par quelques maladresses, c’est un manga intelligent et bien mené. Si Blue Period signifiait l’arrivée d’une nouvelle autrice à suivre, Nude Model signifie que cette autrice a encore de très nombreuses histoires explorer. Et c’est heureux pour nous !

Nota Bene : Vous l’aurez compris, Nude Model est à mettre dans les mains de lecteurs avertis.

Article posté le mardi 12 septembre 2023 par Marie Lonni

Nude Model - Tsubasa Yamaguchi - Pika
  • Nude Model
  • Autrice : Tsubasa Yamaguchi
  • Traductrice : Nathalie Lejeune
  • Editeur : Pika Edition
  • Prix : 7,95 €
  • Sortie : 14 juin 2023
  • ISBN : 9782811681326

Résumé de l’éditeur : Une jeune fille passionnée de dessin et marginalisée par sa classe va croiser la route d’un garçon qui doit réussir à coucher avec elle suite à un pari perdu. Dans Une fille, un lycéen fait semblant d’être une fille par soif de reconnaissance et se retrouve mêlé à une sale affaire. Kamiya, un bar où les hôtes sont soi-disant des vampires, ouvre ses portes à une jeune médecin qui manque de confiance en elle…

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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