Par un samedi ensoleillé pictavien, nous avons rencontré Virginie Augustin. Avec elle, nous avons abordé son travail sur Toujours prêtes, Monsieur, désire ?, Joe la pirate et Conan le cimmérien. Un entretien passionnant et direct.
- Toujours prêtes avec Julien Hervieux (Fluide Glacial)
Virginie Augustin, Toujours prêtes, c’est le portrait de huit femmes qui ont pris part à des faits de guerre. Comment es-tu arrivée sur ce projet ?
C’est assez amusant mais ça faisait bien deux-trois ans que Clément Argouarc’h, aujourd’hui le rédacteur en chef de Fluide Glacial, me demandait si je n’avais pas envie de travailler pour le magazine. Le problème, c’est que je ne faisais pas du tout d’albums de gags.
Je lui répondais toujours que j’avais l’envie mais je ne savais pas quoi faire. Je n’avais pas d’idées. Mais la possibilité de faire du dessin humoristique me tentait vraiment.
Puis, Fluide Glacial a sorti Le petit théâtre des opérations de Monsieur le chien et Julien Hervieux, alias L’odieux connard. Julien est scénariste mais vient avant tout du monde d’internet. Il a du succès notamment par son blog et sa chaîne Youtube.
Julien et Clément avaient aussi l’envie de créer une série sur les femmes pendant la guerre. Clément a alors pensé à moi pour le dessin. Ils m’ont donc proposé le script de Marie Marvingt.
Quelle place tient Toujours prêtes dans ton parcours professionnel ?
Toujours prêtes est une prolongation. Auparavant, j’avais réalisé Joe la pirate avec Hubert qui raconte le destin d’une femme qui s’est aussi engagée dans la guerre. Non pas comme soldate mais comme infirmière. Une place assez commune à l’époque dans les conflits mais une place nouvelle dans la vie d’une fille de 17 ans.
Après Joe la pirate, on m’a proposé beaucoup de projets équivalents. Notamment raconter la vie d’aviatrices, d’infirmières… On peut d’ailleurs constater qu’ il y a eu de nombreuses femmes qui se sont engagées pendant la Seconde Guerre mondiale mais dont on n’a jamais entendu parler.
Sauf que je venais de produire 200 pages et je n’avais pas envie de recommencer un projet aussi lourd. L’avantage de faire un album chez Fluide, cela me permettait de faire plusieurs portraits rapidement avec un dessin humoristique.
J’aimais bien ce côté sans en faire trop en parlant de femmes qui s’engagent. En plus, c’était réaliser entre 6 et 8 planches tous les deux mois, donc plus de souplesse pour moi.
« Après le Covid, j’avais surtout envie de me marrer. »
Comme tu viens de le dire, le côté humour te plaisait et c’est aussi ce qui t’as fait accepter le projet ?
Oui, j’avais vraiment envie d’essayer. Le premier rôle de la bande dessinée pour de nombreux lecteurs, il ne faut pas l’oublier, c’est de se distraire, se détendre et rigoler. Et après le Covid, j’avais surtout envie de me marrer.
Comment ces huit femmes ont-elles été choisies ?
Au début, c’est Julien qui mène la barque et qui dit : “J’aimerais bien travailler sur cette personne.” Lorsqu’il commence à creuser le dossier, il trouve plein de choses. Souvent, des anecdotes assez drôles qui vont permettre de les décliner en bande dessinée.
Il y a néanmoins, un personnage qui répond à une demande de ma part : Yoshiko Kawashima. On voulait aussi une femme qui ne soit pas sympa. On ne voulait pas montrer que des femmes positives, du “bon côté”. Si on veut montrer des femmes dans la guerre, il faut aussi montrer celles qui ne sont pas du “bon côté.”
Julien ne se tourne pas vers des femmes qui sont militantes mais des inconnues. À part Marie Curie, les autres sont des femmes méconnues du grand public. Et encore, moi sur la vie de la scientifique, je ne connaissais pas l’histoire des Petites Curies, véhicules de radiologie inventés par Marie pour se rendre sur le front.
Est-ce que la présence de Marie Curie dans l’album, c’était aussi pour que les lecteurs en connaissent au moins une ?
Oui, c’était aussi pour cela. Il ne faut pas oublier qu’avant d’être une bande dessinée, ce sont des pages qui sont publiées dans Fluide Glacial.
« [Joe la pirate] Je voulais que l’on raconte l’histoire d’un personnage féminin, lesbien et haut en couleur. »
Parmi ces huit femmes, quelle serait celle qui t’a le plus impressionnée, le plus touchée ?
Marie Marvingt, parce que c’est la première du livre et qu’un copain m’en avait déjà parlé avant. C’est une femme que je ne connaissais pas du tout et qui a un destin improbable. Une volonté folle et un engagement fort. C’est sidérant. Et surtout un engagement qui va au-delà de la guerre.
Mais, il y a aussi Kawashima parce que c’est une Joe la pirate qui a mal tourné. Joe la pirate, c’est un album fondamental pour moi parce que c’est une demande que j’avais faite à Hubert et un accord qu’on avait tous les deux. Je voulais que l’on raconte l’histoire d’un personnage féminin, lesbien et haut en couleur. Ce personnage est décalé et pénible. Il y a donc un parallèle à faire entre les deux. Cette femme, qui s’habille en homme, est bisexuelle.
En fait, c’est l’histoire humaine qui t’intéresse avant tout ?
Ce que j’aime raconter, même si je n’écris pas, c’est ce qui se réfère à l’humain et les aberrations humaines. Et surtout de ne pas exclure les femmes de ces problématiques-là. On peut être correct sur certains points et pas sur d’autres.
Par exemple, sur Marie Curie, lorsque j’ai fait des recherches, il n’y a pas une photo d’elle où elle sourit. Elle a l’air d’une tristesse et d’une dureté qui sont hallucinantes. Il est vrai qu’elle a eu une vie très compliquée, victime également d’une presse à scandale – la première femme à subir cela. Il n’y donc aucune photo où il y a l’esquisse d’un sourire. Je trouve cela très intéressant de le garder de côté pour ensuite l’exploiter. Il faut des aspérités et des incohérences sur les personnages pour qu’ils me plaisent.
Même chez les super-héros, je préfère lorsqu’ils ont des fêlures. Tout ce qui a été fait dans les années 1970-1980 pour dire que ce sont des super-héros mais qu’ils ont des parts d’ombre, c’est tout cela que j’apprécie.
Comment pourrais-tu qualifier ces femmes ? Est-ce qu’elles auraient un point commun ?
C’est l’engagement, sans se poser de questions, visiblement. Quand on leur a demandé, elles ont répondu positivement : “Toujours prêtes !”. Et surtout sans réfléchir aux conséquences. C’est cet engagement-là qui dit : “Oui, j’y vais !”
Ce qui me plaît, ce n’est pas sur la force de l’engagement mais sur l’évidence de l’engagement. Et mieux encore, ces femmes ont proposé des solutions et des actions pour des problématiques posées.
Tu viens de nous confier que cet album était un prolongement de Joe la pirate, est-ce que tu as pris du plaisir à le réaliser ?
Oui beaucoup. Il se trouve que nous sommes à Poitiers et que j’ai regardé les informations locales. Il y a une maison de retraite qui devait être fermée et qui va être sauvée grâce à la force des gens qui l’ont soutenue. Ce foyer pour personnes âgées s’appelle Édith Augustin. Il s’avère que c’est ma grand-tante qui était résistante. J’ai toujours vécu avec cette image de résistante plus jeune. Elle fut d’ailleurs exécutée au camp de Natzweiler-Struthof, le 1er septembre 1944.
Cet album a donc une résonance particulière avec l’histoire de ma famille.
Et raconter l’histoire de ta grand-tante en album, est-ce que cela pourrait être envisagé ?
Non pas du tout. Même si raconter l’histoire d’une femme ayant tenu une boutique de modiste et ayant fait passer la ligne de démarcation à des objets dans ses chapeaux, ça pourrait être sympa.
Quelle importance a le levier de l’humour pour faire connaître ces femmes au grand public ?
Je pense que tous les leviers sont bons, mais je préfère celui de l’humour. Parce que cela se fait en légèreté. Pour en avoir parlé avec plein de personnes et avec l’équipe de Fluide Glacial, apprendre en s’amusant, c’est le but.
- L’animation chez Disney
Quelle part de ton cursus aux Gobelins et ton travail dans l’animation ont-ils dans ton travail actuel ?
Oui, ils sont importants dans mon travail. Dans l’animation, on apprend à être malléable. Par exemple, chez Disney, lorsque l’on travaille sur Hercule ou Tarzan, les graphismes sont très différents. Je travaillais sur les effets spéciaux, donc ça n’avait pas trop d’incidence sur ce que je faisais. Mais on doit facilement passer d’un style graphique à un autre.
Et cette souplesse, je l’ai gardée en bande dessinée. D’ailleurs, mes dessins sont souvent différents d’une bande dessinée à l’autre. Tout simplement parce qu’un projet m’inspire une image et une image m’inspire un style.
En animation, j’ai fait tous les métiers sauf story-boardeuse. J’ai fait du personnage, des décors, de la couleur ou des effets spéciaux. Et donc inévitablement, ça apporte une grammaire pour mes bandes dessinées.
Le gros point noir de tout cela, c’est que le dessin de bande dessinée et le dessin d’animation n’ont strictement rien à voir. Et il m’a bien fallu dix ans pour le comprendre. En animation, on ne doit pas donner l’idée de quelque chose de plat. On doit toujours travailler en volume. En bande dessinée, c’est le contraire. On travaille sur du plat. Comme je n’ai pas suivi de cours de graphisme, cette idée, je commence à la maîtriser beaucoup mieux aujourd’hui.
Est-ce que tu peux qualifier ton découpage de dynamique ?
Après bientôt une vingtaine d’années d’expérience, je peux dire que mon découpage est dynamique. En bande dessinée, j’arrive à raconter l’histoire que je veux, comme je veux. Mais est-ce qu’il n’y a pas moyen de jouer avec ça, ralentir ou densifier ? Ça viendra après. Je commence juste à comprendre mon métier, c’est grave, hein ?
- Monsieur, désire ? & Joe la pirate avec Hubert (Glénat)
Ces deux albums sont différents graphiquement, l’un est en couleur, l’autre en noir et blanc, l’un à un dessin anguleux, l’autre tout en rondeur. Comment t’es venue l’image de Joe avec cette rondeur ?
Joe, comme je l’ai dit, c’est une demande de ma part à Hubert. On se connaissait depuis très longtemps avant de faire Monsieur, désire ? Nous étions tous les deux au SNAC, le syndicat national des auteurs et compositeurs.
Hubert avait écrit Monsieur, désire ? en pensant à moi. Il lui a fallu deux ans pour le peaufiner. Après cet album, je lui ai dit que j’aimerais réaliser une histoire avec un personnage lesbien assez haut en couleur. Il a creusé, proposé un truc qui était trop costaud puis a eu l’idée de Joe la pirate. Il me raconte l’histoire de Marion Barbara Carstairs et j’ai tout de suite dit oui.
Vu l’époque et la vie d’aventurière de cette femme, j’ai tout de suite vu Tintin. Elle était Tintin. Donc, Tintin lui a apporté cette rondeur et le style en ligne-claire. Le noir et blanc, quant à lui, vient de Conan, qui était sans couleur. Chez moi, un bouquin amène graphiquement un autre bouquin. Un élément de l’un me débloque un élément ou un style d’un autre.
Avec Hubert, on aimait aussi le contrepoint. Le contrepoint, c’est l’idée même de Monsieur, désire ? Le point de départ de cet album, c’est la chanson Venus as a Boy de Björk. Hubert voulait écrire une histoire avec un garçon vénusien, c’est-à-dire un homme pourvu de toutes les qualités de Vénus – la beauté, la douceur, la lascivité… – qui sont souvent accordés à une femme. Lorsqu’il a imaginé Édouard, le premier personnage, il s’est dit que pour contrebalancer, il fallait une femme avec des qualités que l’on donne aux hommes. Lisbeth est donc taiseuse, solide et déterminée.
Il a donc procédé de la même façon pour Joe. Ses délires et ses conneries sont renforcés par cette rondeur du trait. On se méfie moins d’une personne ronde et cela fait aussi ressortir ses travers. En simplifiant le trait, en enlevant des éléments, cela permet de se concentrer sur le personnage et ses idées. C’est pareil dans Monsieur, désire ?, je pouvais aborder mon dessin dans quelque chose de plus lâché. Les couleurs étaient faites par Hubert. Il ne fallait pas non plus que le style soit trop pesant pour se concentrer sur ce que les personnages racontent.
Hubert refaisait et réécrivait beaucoup ses histoires. On en parlait à la cinquième version à peu près. Je faisais le board. On en reparlait. On taillait, etc. On discutait beaucoup du style graphique. Et quand c’était solide, je me lançais dans le livre. C’est ce qui m’a permis de finir Joe le pirate après le décès d’Hubert parce que tout était déjà mis en place. J’avais une trame.
Sa disparition a été terrible. Je pense que c’était le dernier grand scénariste du monde de la bande dessinée. Il avait de vraies problématiques d’auteur qui l’intéressaient vraiment, qu’il mettait en valeur, qu’il travaillait différemment selon ses albums : la féminité, la monstruosité, l’homosexualité, l’humanité profonde ou encore les aberrations humaines. Son œuvre était d’une très grande cohérence.
« Tout est traité dans ses albums, il n’y a pas de choses laissées en suspens. »
Qu’est-ce que cela t’a apporté de travailler avec lui ?
C’était formidable ! Ce qui était génial, c’était cette collaboration, de construire ensemble, indépendamment de nos égos très forts, un album qui se tienne et dont on avait étudié toutes les possibilités et les portes de sortie. Tout est traité dans ses albums, il n’y a pas de choses laissées en suspens.
- Conan le cimmérien, Chimères de fer dans le clarté lunaire (Glénat)
Surtout qu’entre les deux albums avec Hubert, tu as réalisé un Conan. Qu’est-ce que cela fait d’être une autrice complète ?
Alors ça ne marche pas exactement comme ça. Par rapport à d’autres auteurs, je n’ai pas choisi la nouvelle que je voulais adapter. Et si j’avais su cela avant, j’en aurai choisi une autre.
Benoit Cousin, éditeur de la série Conan chez Glénat, est le même que Monsieur, désire ?. Ces deux albums se ressemblent énormément. Après la bande dessinée avec Hubert, il m’a demandé ce que je voulais faire et je lui répondu que j’aimerais faire de l’heroic fantasy. Il m’a alors parlé de la collection et m’a demandé avec qui je voudrais travailler. Je lui dis que je voulais le faire seule.
Si cela ne tenait qu’à moi, il faudrait tout reprendre sur l’album. J’ai fait une bonne adaptation mais un peu trop scolaire. Si on regarde ce qu’avait fait Buscema sur Chimère de fer, ce sont sensiblement les mêmes plans que j’ai réalisés.
Que représente Conan pour toi ? Le film avec Schwarzenegger ?
Quand on nous a présenté la collection, on nous a dit d’oublier tout ce que l’on avait vu et appris de Conan. Tout simplement parce que Conan ce n’était pas ça. Surtout pas Schwarzy. Mais moi j’aimais bien le film… Il fallait aussi oublier Frazetta et Buscema.
Conan, ce n’est pas forcément un mec très musclé, pas la bête que l’on a voulu en faire… Sauf que des auteurs ont dit que Conan, c’était ça. C’est surtout pour cela qu’on l’aimait.
Je ne connaissais pas Robert E. Howard, l’auteur. J’ai donc lu des nouvelles de Conan. J’aimais les films de John Milius avec Schwarzy qui sont des références absolues pour moi. Je suis aussi rôliste (joueuse de jeux de rôle) et j’ai surtout commencé à dessiner dans le monde de l’heroic fantasy. Conan était une évidence.
Merci Virginie Augustin de nous avoir accordé quelques minutes pour parler de ton travail.
Entretien réalisé par Damien Canteau et Yoann Debiais à Poitiers, le samedi 6 mai 2023
- Toujours prêtes !
- Scénariste : Julien Hervieux
- Dessinatrice :
- Editeur : Fluide Glacial
- Prix : 15,90 €
- Parution : 08 mars 2023
- ISBN : 9791038204706
Résumé de l’éditeur : Découvrez le spin-off de la série du Petit théâtre des opérations, qui met à l’honneur le destin de femmes d’exception oubliées des deux Guerres mondiales. Saviez-vous que les Allemands avaient affronté un régiment de sorcières durant la Seconde Guerre mondiale ? Ou que l’armée serbe en 1914 comptait dans ses rangs Milun, la Mulan locale, qui faisait régner la terreur à coups de grenades ? Et quid de Marie Marvingt, qui a été tour à tour soldat, infirmière, et qui pilotait encore un hélicoptère à réaction à 86 ans ? Ça ne vous dit rien, ou si peu ? Avec Toujours Prêtes ! de Virginie Augustin et Julien Hervieux, vous allez pouvoir corriger cela, et bien plus encore. Car si l’on parle souvent des femmes de pouvoir et des militantes qui ont fait la Grande Histoire, les combattantes qui sont allées au feu, elles, restent toujours dans l’ombre. Avec ce tome spécial du Petit Théâtre des Opérations, série dédiée aux histoires méconnues des deux guerres mondiales, les auteur·e·s mettent un coup de projecteur sur des destins oubliés, des injustices absurdes et surtout… sur des femmes qui, quand l’Histoire a frappé à leur porte, ont répondu d’une seule voix : Toujours Prêtes !
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.
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