Treize nuits de vengeance

En trois nouvelles, Kazuo Kamimura dresse le portrait glaçant de trois femmes que la vie et les hommes malmènent. Écartelées entre désir et devoir, ces femmes de l’ère Edo se relèvent un rictus de désespoir aux lèvres. De sa plume voluptueuse, Kazuo Kamimura force notre morale à contempler la haine et la vengeance la plus vicieuse. Treize nuits de vengeance est un merveilleux exercice de narration sous un coup de pinceau digne des estampes de l’ère Edo. 

Oiwa …

Oiwa vivait avec son père et devait se marier à un jeune homme sage . Mais tout bascule lorsqu’elle retrouve son père assassiné. Iemon, un guerrier sans maître, profite de son désarroi pour l’épouser, la convaincant qu’ainsi ils accompliront leur vengeance ensemble. La vie d’Oiwa bascule lorsqu’elle cède à ses avances. D’abord les rats dévorent le cadavre de son père, les lanternes s’enflamment, un nouveau voisin et son étrange fille se mêlent de leur vie puis la maladie la frappe. Que se passe-t-il donc ?

Pourquoi Iemon semble sans cesse tourmenté, pourquoi les assassins de son père ne sont-ils jamais retrouvés, qui donc sont le masseur aveugle et l’étrange voisin ? Quelle est cette curieuse plante aux fleurs pulpeuses que ce dernier chéri. Les hasards douteux s’enchaînent sans qu’Oiwa comprenne, convaincue de la bienveillance de son conjoint. Tandis que ce dernier, loin d’être blanc comme neige, subit le chantage des témoins et des intéressés.

Okise …

Okise suit son mari à la campagne avec son jeune fils. Lui est peintre passionné d’oiseaux, elle s’ennuie. Terriblement en manque d’affection, son feu intérieur la dévore au point qu’elle laisse son fils – déjà en âge de parler – téter son sein sec depuis longtemps. Elle en retire un plaisir placebo le temps que son mari s’intéresse à ses besoins. Ce qui n’arrive jamais. Quand surgit soudain un chasseur dont les yeux dévorent ce sein nu qui lui fait monstrueusement envie.

Tant envie que lorsque l’occasion se présente, il ne laisse guère le choix à la jeune femme et s’empare d’elle toute entière. Elle cède et revient, ayant trouvé un partenaire sachant répondre à sa soif brûlante. Mais son mari n’est pas dupe, et lorsque la peinture le trahit, vient le moment de sa vengeance.

… et Tsugaru

Tsugaru est une gozé, un musicienne de shamisen aveugle faisant partie d’une guilde de musiciennes de shamisen aveugles. Cette guilde lui interdit de partager la couche d’un homme. Pourtant, dans un village de pêcheurs, elle tombe amoureuse et enceinte. Il lui promet d’abandonner son rôle d’héritier du chef pour elle, elle lui promet qu’elle reviendra avec la permission de rester auprès de lui.

Portrait de Tsugaru par Kazuo Kamimura - Kana

Portrait de Tsugaru par Kazuo Kamimura – Kana

Mais rien de tout cela n’arrive. Elle est trahie par son clan. Il est manipulé par son père. Elle perd son bras et l’ouïe. Il ne la rejoint jamais. Dès lors, plus aucun poisson n’effleure les rives du village du pêcheur. La vengeance de Tsugaru se met doucement en marche.

La laideur du monde…

Aucune de ces femmes n’est consentante. Oiwa se fait violée devant le cadavre de son père avant d’accepter Iemon comme mari, l’air béat d’amour, appréciant la force d’un guerrier plutôt que la gentillesse d’un homme sage. Okise se fait violer par le chasseur avant de serrer les cuisses autour de ses hanches, ravie de rencontrer un homme pour combler ses manques. Tsugaru, amoureuse d’un homme qui lui rend bien, a la malchance d’être soumise à une cheffe de clan sulfureuse.

Treize nuits de vengeance de Kazuo Kamimura (Kana)

 

Chacune d’entre elles est ensuite trahie par ces mêmes hommes. Ceux-là qui ont régi leur vie. Les unes sont abandonnées, l’autre subit la vengeance irréfléchie et égoïste d’un mari dédaigneux. Toutes, cèdent aux avances agressives d’un partenaire obnubilé par leurs corps, acceptant la violence pour mieux profiter du plaisir qu’ils leur accordent.

… sous la beauté des femmes

Que disent ces histoires de Kazuo Kamimura ? A travers Lady Snowblood ou Une femme de Showa, le paterne se dessine tout entier. La beauté des femmes est une arme. Se jouant des hommes malhonnêtes et bêtes pour mieux les piéger.

Treize nuits de vengeance s’y inscrit, tout en proposant une autre version de l’histoire. L’auteur est fasciné par une sorte d’ambiguïté féminine. Un triple paradoxe entre plaisir, soumission et domination. La force des femmes dessinées-là réside d’abord dans leur beauté avant de s’exprimer dans la vengeance et la malice. Car elles se font trompées, abusées, avant que leur charme charnel s’efface dans la haine et la douleur pour mieux se jouer des hommes qui les malmènent. Leur beauté disparaît alors dans la monstruosité.

La délicatesse du trait …

La violence crue dessinée par Kazuo Kamimura se retrouve sublimée par un coup de pinceau digne des estampes Ukiyo-e. Ces estampes populaires de l’ère Edo, graciles et finement peintes, se retrouvent parfaitement dans l’inclinaison des regards, dans les expressions figées piégeant le lecteur dans leur double sens, dans les détails des paysages stupéfiants. Un jour de pluie drue, le feuillage d’un érable, la forme en Mont de Vénus des fleurs de Kuzuran, l’océan un jour d’orage, le bombé d’un mamelon dressé. Kazuo Kamimura caresse du bout du pinceau, le gazouillis des oiseaux et le rugissement du vent. Il susurre l’éclair dans le regard des femmes trahis, et harmonise la blancheur des corps et la noirceur des âmes.

 

Pivoines et papillons (Hokusai)

 

L’artiste mérite bien son surnom de « Peintre de l’ère Showa« .

A travers le fantastique talent graphique de l’auteur, toute la violence du monde se drape d’élégance. Le récit s’élance alors sur les chemins tortueux des désirs égoïstes. La volonté des personnages est ballotée en tous sens. Brillant par les mensonges que l’on se fait à soi et aux autres, écrasé par les blessures et les goûts du corps. Kazuo Kamimura sublime la complexité des relations humaines dans ce qu’elles ont de plus laides. Et il le fait avec une élégance folle. Un pari funambule qu’il parcourt et remporte tout le long de ses quatorze courtes années de carrière.

Concours de plaisirs des quatre saisons : l’été, peinture sur soie shunga de Chōbunsai Eishi.

… et la force des symboles

Les nouvelles éditées dans le premier volume – sur deux – de Treize nuits de vengeance est tout en tensions. Il y a d’une part la tension charnelle, mais aussi la tension horrifique. Car le surnaturel habite chaque nouvelle avec la force du divin, de l’incompréhensible. Il tisse les trames des histoires sans que les personnages puissent comprendre les phénomènes qui les martyrisent. Des rats ici, des oiseaux là… Toujours la nature sort de son lit. Parfois pour donner un indice à qui saura lire les signes. Souvent pour malmener les humains, hommes et femmes. Sans que l’on sache s’il s’agit d’une volonté humaine ou divine, la frontière est floue et les pouvoirs des personnages jamais clairement délimités.

Les manifestations étranges alimentent l’histoire jusqu’à nous prendre à la gorge, responsable des conclusions de chaque récit. Kazuo Kamimura reste énigmatique jusqu’au bout, trop heureux de chahuter son lecteur ou trop torturé pour éclaircir le propos de ces histoires.

Car il n’y a nulle doute que Kazuo Kamimura écrit avec le cœur, sinon avec les tripes. L’auteur sort quelque chose de lui-même à travers chaque récit. Quelque chose de palpable, comme une quête indéfinissable qui prend racine dans ses entrailles. Après lecture de ce « Kamimura » – si ce n’est de chaque Kamimura – les lecteurs avertis se poseront une question :

Est-ce qu’au bout de ces 41 ouvrages*, l’auteur trouve-t-il la réponse de cette quête intérieure, entre désirs et pouvoir, qu’il nous laisse apercevoir à chaque histoire ?

Un mot sur l’édition

Seuls douze mangas de l’auteur sont à ce jour édités en France. Onze chez Kana Edition, « Les fleurs du mal » au Lézard Noir. Treize nuits de vengeance est édité en duologie par Kana dans une superbe édition. Plusieurs pages couleurs habillent l’ouvrage et quelques touches rouge méticuleusement dosées au fil des trois nouvelles, amplifient le sens des pages. La fabrication soignée apporte un véritable confort de lecture. Il nous fallait le souligner.

Treize nuits de vengeance de Kazuo Kamimura (Kana)

*selon le site officiel de l’auteur, selon wikipédia

Article posté le mercredi 29 novembre 2023 par Marie Lonni

Treize nuits de vengeance de Kazuo Kamimura (Kana)
  • Treize nuits de vengeance
  • Auteur : Kazuo Kamimura
  • Traducteur : Jacques Lalloz
  • Éditeur : Kana Edition
  • Prix : 18,50€
  • Parution : 20 octobre 2023
  • ISBN : 9782505119203

Résumé de l’éditeur : Méfiez-vous de l’âme vengeresse qui sommeille en chaque femme ! À travers des récits prenant place à l’époque d’Edo, le maître reprend le folklore japonais pour parler d’amour, de désirs charnels, de jalousie et de haine. Treize histoires horrifiques où les hommes sont punis pour avoir susciter la rancoeur du coeur des femmes. Découvrez, dans une édition en deux volumes, ces treize histoires courtes inédites de Kamimura.

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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