Quai des Bulles 2022 – Entretien avec Derf Backderf (VF)

À l’occasion de ce festival Quai des Bulles et suite à la visite de l’exposition qui lui était consacrée, nous avons eu la possibilité d’échanger avec Derf Backderf. Un très intéressant retour sur plus de 30 ans de carrière.

Derf Backderf, quel âge aviez-vous quand vous avez commencé à dessiner ?

J’avais cinq ans quand j’ai commencé à lire et dessiner des bandes dessinées. J’ai toujours été fasciné par ça.

Comment êtes-vous arrivé au dessin politique ?

C’est une bonne question de plus de 30 ans de carrière. Vous savez je ne me souviens pas d’avoir eu une bonne raison pour faire du dessin politique. Ça a été une opportunité. À l’université, il y avait un journal et ils avaient besoin d’un dessinateur politique et j’ai dit d’accord. Oh oui, j’étais un idiot, j’avais 20 ans. Je n’aurais jamais dû devenir dessinateur politique. Mais c’est ainsi que j’ai débuté.

J’étais dans une grande université de 60 000 étudiants et le journal était imprimé à 30 000 exemplaires. Je n’avais pas peur de dessiner ces bandes dessinées. Je ne sais pas d’où me venait l’inspiration, je voulais juste le faire.

« J’ai été publié dans environ 150 journaux pendant 20 ans. »

Est-ce que ça a été une bonne école ?

Oh oui. Pendant trois ans, je devais dessiner cinq ou six strips par semaine. Certains étaient affreux. Mais j’ai débuté ainsi.

Ensuite, j’ai travaillé dans un quotidien pendant un moment comme journaliste. J’ai commencé dans de grands journaux, mais je n’aimais pas ça. Puis, j’ai dessiné dans des journaux underground aux États-Unis. Vous n’en avez pas vraiment ici. Ce sont des journaux gratuits que vous trouvez dans les cafés. Plein de grands dessinateurs y ont participé, comme Matt Groening, Charles Burns, Ben Katchor, Alison Bechdel ou Chris Ware. C’était amusant de voir ces grands auteurs dans ces gratuits.

J’ai été publié dans environ 150 journaux pendant 20 ans. Ça a été une grande opportunité. Ils publiaient de la bande dessinée expérimentale, ce que ne faisaient pas les grands journaux.

Était-ce toujours politique ?

Parfois, pas toujours. Habituellement non. J’en avais assez des dessins politiques. Je voulais quelque chose de différent. Je pouvais expérimenter. Personne ne me disait comment dessiner. C’était la liberté.

Couverture True stories

True stories

 

« J’ai écrit plusieurs versions pendant 15 ans de Mon ami Dahmer avant de finalement faire cet album. »

Si nous allons plus loin, nous pouvons parler de Dahmer. Est-ce que ça a été difficile d’écrire une histoire sur un homme qui est devenu tueur en série ?

Oui bien sûr. Ça m’a pris 20 ans pour faire ce livre. Évidemment ça n’a pas été facile. J’ai dû commencer en 1981, quand il a été capturé. J’ai écrit plusieurs versions pendant 15 ans avant de finalement faire cet album. Oui ça a été très difficile !

Peut-on dire que Dahmer était votre ami ?

Bien sûr nous étions amis, pas des amis proches. Mais il n’avait pas d’amis proches. Sa vie était triste.

Couverture Mon ami Dahmer

Mon ami Dahmer

Derf Backderf, pourquoi la ville de Richfield et l’État de l’Ohio sont si importants dans votre vie ?

On écrit sur ce qu’on connaît. J’ai trouvé de très belles histoires dans cette région et dans ma vie. Même s’il s’agit de fiction, on est très inspirés par l’endroit où nous vivons et par notre expérience.

« Où vont tous ces déchets ? Bien souvent, ils ne peuvent pas disparaître. C’est une question importante. »

Vous avez écrit Trashed, un manifeste contre la surconsommation et la malbouffe. Est-ce important pour vous d’en parler ?

Oh bien sûr. Quand vous êtes accroché à l’arrière d’un camion poubelle, vous pensez à ces choses-là. C’est un boulot qui a changé ma vie. Là encore, j’ai imaginé cette grande histoire grâce à mon expérience. Mais je ne voulais pas que ce soit que du comique stupide. Je voulais parler de ces choses-là que la plupart des gens ignorent. Le monde des déchets est secret. Il existe partout, pas seulement aux États-Unis. Particulièrement aux États-Unis mais également en Europe. Où vont tous ces déchets ? Bien souvent, ils ne peuvent pas disparaître. C’est une question importante.

Couverture Trashed  Couverture L'année des ordures

                                                              Trashed             L’année des ordures

L’humour est présent dans Trashed, est-ce quelque chose que vous vouliez expérimenter ?

Mes strips étaient des strips d’humour. J’ai débuté avec rien d’autre que de l’humour. J’en ai fait pendant des années et des années. Mon ami Dahmer est différent. Et Kent State bien évidemment. Les lecteurs ont été étonnés que je puisse faire des histoires sérieuses. Mais j’aime les deux, j’aime faire des choses différentes.

Est-ce que Kent State est également un manifeste contre les armes et leur facilité d’accès ?

Oui, je suppose. Mais ce sont des soldats, ils ont le droit de porter des armes. C’est plus un manifeste contre les politiques extrémistes.

La loi contre l’accès facile aux armes a été refusée. Les Républicains au Congrès étaient contre. Ça fait 40 ans que ça dure. J’espère un jour que l’on limitera vraiment la détention des armes. Mais la police aura toujours des armes. Ils ont d’ailleurs un problème avec le trop grand nombre d’armes aux États-Unis. Ils ne peuvent pas toutes les retirer de la circulation. Certaines personnes en ont jusqu’à 50 dans leur sous-sol. C’est fou !

Couverture Kent state - quatre morts dans l'Ohio

Kent State

Quand on lit Kent State, on peut penser que vous êtes apposé à ça ?

Évidemment, mais Kent State c’est quelque chose de différent. Ce n’est pas à propos de quelques abrutis avec une arme qui, un jour, tuent des gens. Le sujet, ce sont des politiciens qui ont envoyé des soldats contre des manifestants. Vous avez ça ici, partout en Europe. C’est quelque chose qui arrive encore et encore.

Quelle est la place de Kent State dans votre carrière et dans votre vie ?

L’album ou la manifestation ? Je ne sais pas. L’album a été très bien accueilli, il s’est très bien vendu. J’en ai fait quatre avant, et chacun était un peu meilleur que le précédent. Je suis content de celui-ci. Il a reçu un Eisner Award, ce qui est très important. Je le voulais vraiment cet Eisner Award pour ce livre-là.

Eisner Awards 2019

Si aujourd’hui vous deviez dessiner des strips, que choisiriez-vous ?

Je ne sais pas si je pourrais à nouveau dessiner des strips. Je pense maintenant en grands récits, et dessiner ces toutes petites histoires en une, deux, trois, quatre… je n’y arriverais plus. J’ai perdu cette capacité. Dorénavant, ce ne seront que des albums.

Et quel genre d’histoire vraie ?

Je ne sais pas. J’écrirais probablement sur le métro à Paris, et je regarderais si quelque chose d’étrange se passe. Les histoires vraies sont toujours une surprise. Elles arrivent. On les écrit rapidement et grâce au dieu de la bande dessinée, on court à la maison et on les dessine. Mais on ne les cherche pas, elles arrivent tout simplement.

Derf Backderf, on a pu voir lors de la visite de l’exposition, votre travail sur Punk Rock tome deux. Qu’en est-il ?

J’ai travaillé là-dessus un moment. C’était pour m’amuser. C’est un projet annexe. Je dois écrire un nouvel album en plus du tome 2 de Punk Rock et Mobile Home mais c’est un secret. Je ne peux pas encore en parler. Ce sera amusant, comme les autres, mais ce ne sera pas comique, comme Punk Rock.

Couverture Punk rock et mobile homes

Merci beaucoup Derf Backderf pour ce moment passé en votre compagnie. Ça a été un très grand plaisir pour nous. À une prochaine fois.

Entretien réalisé à Saint-Malo lors du festival Quai des bulles, le 8 octobre 2022.
Traduction : Clémentine Sanchez, mise en page : Claire Karius
Article posté le dimanche 06 novembre 2022 par Damien Canteau

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une trentaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) et co-responsable du prix Jeunesse de cette structure. Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip. Damien modère des rencontres avec des autrices et auteurs BD et donne des cours dans le Master BD et participe au projet Prism-BD.

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