Entretien avec le scénariste Vincent Dugomier

À Angoulême, nous avions décidé d’interviewer Vincent Dugomier au sujet de ses trois séries publiées par les éditions Le Lombard (Les enfants de la résistance, Les Omniscients et Urbex). Un invité surprise vînt alors s’asseoir et écouter notre conversation. Cet invité, c’était Benoît Ers. Une excellente occasion de lui poser aussi des questions sur son travail et son amitié avec Vincent Dugomier. Deux auteurs stars de l’édition jeunesse pour un moment passionnant. L’enthousiasme du scénariste répondait alors à la timidité du dessinateur.

3 séries Le Lombard de Vincent Dugomier (Les enfants de la résistance avec Ers, Les Omniscients avec Castellani et Urbex avec Clarke)

Vincent Dugomier, tes trois séries éditées au Lombard (Les enfants de la résistance, Les omniscients et Urbex) auraient-elles des points communs ?

Lorsque j’écris, je ne calcule rien. Rien n’est réfléchit entre les séries. En revanche, pour Les enfants de la résistance et Les omniscients, j’avais bien conscience que je réalisais des séries avec des adolescents et avec de l’amitié. C’est une thématique qui me tient à cœur, importante mais pas la plus importante non plus.

En fait,  je me suis rendu compte un jour que le thème central était la mémoire et la transmission de la mémoire. La mémoire historique dans Les enfants de la résistance. La conservation de la mémoire et du savoir dans Les Omniscients. La mémoire familiale, les fantômes du passé et la psychologie dans Urbex.

« Mon amour de la bande dessinée vient de mon enfance et je me sens auteur jeunesse naturellement. »

En quoi, est-ce important de s’adresser aux plus jeunes lecteurs ?

C’est quelque chose de complètement naturel pour moi. Dans le cadre de la transmission de la mémoire dans la Seconde Guerre mondiale, c’est l’espoir d’être utile, d’avertir de ce qu’il s’est passé et que cela ne se reproduise pas. Est-ce que l’on est efficace pour ce dernier point ? Je n’en ai aucune idée.

Mon amour de la bande dessinée vient de mon enfance et je me sens auteur jeunesse naturellement.

Est-ce que chacune de ces trois séries, c’est un projet réfléchi avec ta dessinatrice ou tes dessinateurs ?

À chaque fois, le projet est réfléchi pour un dessinateur. Il y a bien sûr des idées qui viennent d’eux mais tout est fait sur mesure pour leur sensibilité, leur capacité et leur envie. En fait, je suis incapable d’écrire un scénario sans connaître la personne qui va dessiner. Parce que sinon, cela serait trop désincarné.

Le scénariste doit sentir le dessinateur et l’emmener avec lui. Et inversement.

Lorsque tu travailles avec eux, est-ce qu’il y a des allers-retours entre vous ? Est-ce que tu attends des idées d’eux ?

Non, pas forcément. Avec mon ami, Benoît Ers, il y a beaucoup de ping-pong parce que nous travaillons ensemble depuis plus de trente ans. Il y a quelque chose « d’hors-normes » avec lui.

Avec Renata Castellani pour Les Omniscients, elle était toute débutante quand on a commencé. Elle n’aurait pas osé me proposer des idées. Alors, je lui ai demandé de me parler de ses envies. Je l’encourage toujours en ce sens. Je ne veux pas que ce soit une relation déséquilibrée entre nous. Et de plus en plus, elle me dit qu’elle aimerait que tel personnage évolue dans tel sens. Elle sent les personnage et on les fait grandir ensemble.

Avec Clarke pour Urbex, il m’a influencé avant de commencer. C’est à la lecture de ses albums, Réalité oblique notamment et de ses histoires en noir et blanc avec des décors impressionnants. Il m’a donné envie de travailler avec lui. Je voulais imaginer un récit où les décors étaient un vrai personnage. Le thème de l’urbex s’est alors imposé et je voyais quelque chose de très psychologique dans l’histoire. L’exploration de lieux abandonnés collait parfaitement avec l’exploration intérieure des personnages.

Muriel et Boulon de Dugomier et Ers (Le Lombard)

Tu travailles avec Benoît Ers depuis plus de trente ans. Est-ce que vous vous connaissiez avant de publier Muriel et Boulon en 1993 ?

Oui, on avait travaillé sur 2 ou 3 animations ensemble dans Spirou. Mais on voulait surtout travailler sur un album.

Comme il y a beaucoup de connivence entre nous, lorsque l’on a pensé aux Enfants de la résistance, l’idée était commune à nous deux. Le projet était vraiment de nous deux. On a travaillé les axes, le développement et les personnages. Benoît travaille toujours à la conception de l’univers avec moi. Il n’y a pas un scénariste et un dessinateur, mais un seul cerveau.

Pourquoi était-ce évident de travailler avec Benoît ?

On avait des goûts en commun, on s’entendait très bien, on se faisait confiance. C’est avant tout une histoire d’amitié. C’était aussi une envie de construire quelque chose à long terme. On a construit quatre séries ensemble [Muriel et Boulon, Les démons d’Alexia, Hell School et Les enfants de la résistance, NDLR].

Les enfants de la résistance avec Benoît Ers

Les enfants de la résistance fait partie des 30 meilleures BD jeunesse parues en 2015 pour Comixtrip, le site spécialisé en bande dessinée

Pour Les enfants de la résistance, est-ce que vous avez été surpris de l’engouement autour de la série ? Quelles ont été vos sentiments vis-à-vis de ce succès ?

On ne s’attendait pas à ce que les jeunes lecteurs s’intéressent autant à ce sujet. Nous, on y est allés avec notre cœur. On n’a fait ni plans ni calculs. Et on a été très surpris.

On s’est ensuite dit qu’il fallait qu’on garde la qualité. On sentait qu’un truc bougeait mais pas réellement quoi. On a eu un accueil différent de ce que l’on faisait avant. On était invités partout. On s’est dit qu’il fallait s’accrocher parce qu’on pouvait construire quelque chose de fort. Et on s’est dit qu’il fallait que le projet soit vite rentable pour pouvoir continuer.

« C’est la série qui nous ressemble le plus. »

Benoît Ers, est-ce que tu es fier de cette série ?

Comment ne pas être fier d’une série qui fait un tel succès ! C’est très difficile pour moi d’extérioriser mes sentiments par rapport à cela. C’est une chose qui arrive d’une manière quasi extra-terrestre. Pourquoi c’est pour moi et pas quelqu’un d’autre ?

Vincent Dugomier : C’est la série qui nous ressemble le plus. Benoît, au niveau de la transposition de cet univers, a mis tout son cœur, tout ce qu’il avait envie de faire dedans. C’était le projet de ses rêves et c’était logique qu’il le fasse un jour. Moi, j’ai pu vraiment défendre des valeurs comme la citoyenneté, des choses qui me parlent et m’animent. Avec cette série, on ne parle pas que de la guerre. Et en ça, je suis hyper fier. C’est vraiment bien que ce soit notre projet le plus personnel qui ait rencontré le plus de lecteurs.

« On est vraiment « frères de sang » dans la BD ! C’est aussi logique que ça fonctionne car il y a une vraie alchimie entre nous deux. »

Par rapport à ce que vous aviez fait avant ensemble, c’est important que ce soit ce succès-là ?

Vincent : Quand la série a commencé à marcher, je me suis dit qu’heureusement que ce succès arrive avec Benoît et pas avec un autre. Étant donné que l’on bossait depuis tellement d’années ensemble, ça m’aurait vraiment fait de la peine que ce soit avec un autre. On est vraiment « frères de sang » dans la BD ! C’est aussi logique que ça fonctionne car il y a une vraie alchimie entre nous deux. Tout ça est très lié.

Benoît : À partir d’un certain moment, on forme un couple. Si on fait quelque chose d’autre à côté, on se pose toujours la question de : « Oui, mais Vincent… Oui, mais Benoît… ».

Les enfants de la résistance de Ers et Dugomier (Le Lombard)

Vincent, qu’est-ce qui anime Lisa, François et Eusèbe ? Comment définirais-tu ces Enfants de la résistance ?

Je les présenterais comme des enfants un peu fous ! Mais qui ont une folie complètement légitime. Ils ne sont pas insensibles à l’injustice, à la misère de la situation. Ils ont envie d’agir. Ils se disent qu’ils ne peuvent pas accepter la situation et qu’ils doivent vraiment faire quelque chose. C’est une folie salutaire.

Quelles ont été tes sources historiques pour la série ? Est-ce un travail important ?

Alors, je pense que ça me prend autant de temps de me documenter que de rédiger l’histoire. Le dossier en fin d’album est très chronophage. Je dois beaucoup digérer pour vulgariser un texte court. Les sources sont très variées et évoluent sans cesse. J’ai aussi besoin de sources émotionnelles par les témoignages, pour le découpage, les dialogues mais aussi de sources scientifiques.

Nous, on fait un lien entre les sources et la mémoire, c’est donc vraiment important. Je lis des ouvrages destinés à la jeunesse mais pas des fictions sur cette période. Là, j’y trouve des termes très précis, compréhensibles pour les enfants. Ça me permet de me laver le cerveau. Si je ne lisais que des thèses universitaires, je serais trop déconnecté et je ne pourrais pas transmettre correctement vers les plus jeunes.

« Il faut jongler avec ce que les gens pensent être la vérité et la vérité. »

Benoît, est-ce que tu t’appuies sur des sources iconographiques pour ton dessin ?

Oui, toujours des sources originales, pas de sources transformées par une autre personne. Je ne me réfère pas à des films ou des bandes dessinées mais plutôt aux photographies ou des textes d’époque.

Maintenant, il y a forcément une part d’interprétation qui doit être faite. Par exemple, on pourrait penser que la mini-jupe est anachronique, date des années 1960. Pourtant, il y avait beaucoup de mini-jupes à cette période-là. Ce sont des choses que l’on ne peut pas mettre tel quel dans les pages, sans les expliquer, les circonstancier. Il faut jongler avec ce que les gens pensent être la vérité et la vérité.

Les enfants de la résistance, la série a été déclinée en romans, en escape game, en expositions, en podcast ou en journaux. Est-ce que vous supervisez ces déclinaisons ? Quels sont vos sentiments par rapport à cela ?

Les romans, c’est plutôt de mon ressort. Je supervise même si Cécile Jugla qui les écrit, le fait très bien. Elle me soumet un synopsis, me demande mon avis et après elle adapte. Elle écrit le texte, je le relis et je peux faire quelques remarques. Benoît vérifie que l’on a bien réutilisé ses images. On n’est pas éloignés de notre métier.

Est-ce que la série pourrait faire l’objet d’une adaptation au cinéma ?

Notre réponse évolue sur cette question. Après 3 ou 4 tomes, c’était un non catégorique parce qu’on nous demandait la fin et qu’on en était très loin.

Puisque les tomes sont plus nombreux et que la chronologie de la guerre avance avec eux, on se dit qu’on veut bien y réfléchir.

« Vincent a fait le dessinateur que je suis et j’ai fait le scénariste qu’il est. »

Est-ce que cela veut dire que vous connaissez la fin, les grandes étapes ou que l’histoire évolue au fil du temps ?

Vincent : Oui, cela évolue. On a les grandes idées générales. On sait où on va, mais on ne connaît pas les chemins pour y arriver. Je sais mais je me laisse la possibilité de surprises. On sait juste que l’on sera toujours repris par ce tronc de la chronologie de la guerre. Mais, on ne sait pas combien de tomes il y aura en tout.

Benoît : À partir du moment où notre intérêt est commun, c’est beaucoup plus efficient de travailler ensemble, de savoir exactement où on va, savoir qu’on peut compter sur l’autre pour aller où on veut aller. Vincent a fait le dessinateur que je suis et j’ai fait le scénariste qu’il est.

Vincent : Quand on aura terminé Les enfants de la résistance, ce qu’on appelle la série-mère, on sait qu’on fera d’autres séries issues de cet univers. Par exemple, on veut raconter l’enfance de Lisa avant qu’elle arrive en France, sous forme de petite saga. Mais on ne veut pas le faire en même temps, avec d’autres dessinateurs.

« Un scénario de Vincent, c’est exigeant ! »

Les enfants de la résistance 6 de Benoit Ers et Vicnent Dugomier (Le Lombard)

Benoît, est-ce que parfois tu te dis que ce que te demande Vincent, c’est difficile à dessiner ?

Les scénarios de Vincent sont difficiles à dessiner ! Clarke me dit la même chose. Un scénario de Vincent, on a intérêt à bien s’accrocher. Il y a beaucoup d’intentions et de finesse à transposer, que l’on n’a pas forcément avec d’autres scénaristes. Un scénario de Vincent, c’est exigeant ! Mais c’est aussi cela qui fait le succès des Enfants de la résistance.

Lorsque l’on regarde une page de Vincent, il n’y a pas une bulle, une case ou un geste gratuits. Tout est rentabilisé pour qu’en permanence le lecteur apprenne quelque chose de nouveau ou que la moindre action soit utile au récit.

Vincent : Quand parfois, j’ai l’idée d’une séquence très ardue au niveau du dessin, je demande à Benoît s’il est d’accord. J’ai l’exemple dans le tome 6 d’une séquence d’une manifestation avec beaucoup de personnages dans une gare. Il y a une locomotive à vapeur, les gens vont se coucher devant, sur les rails. Il y a les quais, les gendarmes, l’armée allemande et c’est un boulot immense en dessin.

J’ai dit alors à Benoît que j’aimerais faire cette case. C’est un moment de désobéissance civile fort. Il m’a alors dit que ça valait vraiment le coup de le faire.

Benoît : Il y a une graduation dans les difficultés. Sur cette case dense en dessin. Des difficultés de documentations. On a une locomotive, on a la documentation mais est-ce qu’on l’a sous cet angle, de manière nette, pour pouvoir la dessiner ?

Les Omniscents avec Renata Castellani

Les omniscients de Vincent Dugomier et Renata Castellani (Le Lombard)

Pourquoi ce thème du savoir absolu était important pour toi ?

Il faut rappeler que le pitch : « Cinq adolescents qui reçoivent le savoir absolu », n’est pas de moi mais de Stephen Desberg. Je n’ai eu que cela mais j’ai pu faire ce que j’avais envie avec ce petit résumé.

Ce sont des super-héros, ces adolescents. Ils vont être détenteurs du savoir qui pourrait être en perdition. Je n’avais pas encore lu Préférence système d’Ugo Bienvenu au moment où j’écrivais. Cela résonne avec Les Omniscients.

Je ne sais pas trop pourquoi je l’ai fait, mais j’avais envie de travailler sur ce thème. Il y a une séquence du film Roma de Fellini dans une villa romaine et des fresques merveilleusement préservées. Dans cette scène, on découvre ces peintures lorsque l’on perce le métro. Il y a les vestiges archéologiques et l’ère moderne qui se télescopent. En quelques minutes, les fresques disparaissent. On découvre les fresques et d’un seul coup, elles disparaissent. J’ai pensé à ce film pour Les Omniscients.

« J’adore cette période de la vie [de l’adolescence]. On peut raconter beaucoup de choses. »

En quoi c’était important que ce soient des adolescents qui reçoivent ce savoir absolu ?

C’est mon amour du roman jeunesse, de mes lectures d’enfance. Je me sens à l’aise dans ces univers d’ados. C’est agréable de travailler avec des personnages en construction. Ils sont pleins de candeur et de fragilité. J’adore cette période de la vie. On peut raconter beaucoup de choses.

« Je me sens un peu candide, fleur bleue et toutes ces choses-là. Je suis très naïf.  »

Les omniscients de Vincent Dugomier et Renata Castellani (Le Lombard)

Raisonnes-tu plus en bandes dessinées grand public qu’uniquement jeunesse ?

Je réfléchis toujours en terme de bandes dessinées familiales, surtout pour Les enfants de la résistance. On l’a faite dans le but de la transmission de la mémoire dans la famille.

C’est peut être à cause de ma timidité de vouloir m’attaquer à l’écriture d’une bande dessinée adulte, que je ne franchis pas le cap. J’ai peur d’être à côté de la plaque. Je me sens un peu candide, fleur bleue et toutes ces choses-là. Je suis très naïf. Ça me rapproche des adolescents.

Il y a ce côté un peu magique, super-héros mais on ne voit pas qu’ils le sont. Et en plus, leurs pouvoirs les dépassent régulièrement.

Dans Urbex, j’avais envie de renouer avec les ambiances un peu « dark » comme dans Les démons d’Alexia.

Urbex avec Clarke

Urbex tome 1 de Vincent Dugomier et Clarke (Le Lombard)

Est-ce que tu as pratiqué l’urbex ?

Je suis attiré par ces lieux abandonnés mais je ne suis pas un urbexeur. En revanche, j’ai fais beaucoup de spéléologie. Ce sont les mêmes mouvements et les mêmes types d’éclairage. Clarke en a fait un petit peu, comme mes enfants d’ailleurs. Ils m’ont fait des retours et montré des photos. Ça c’est génial !

Tout le monde a envie de visiter des lieux abandonnés. C’est ce côté mystérieux qui attire. Quel était la vie dans ce lieu ? Pourquoi a-t-il été abandonné ? Et c’est génial pour moi, parce que je peux tout imaginer.

« Le fantastique est ici un support pour aborder des thématiques plus universelles. »

Et il y a ce côté sombre qui t’attire aussi…

Oui, j’aime bien varier ce que je fais, ce que j’écris. Dans le tome 1, on a parlé de choses très dures, notamment de l’inceste. C’est important d’aborder ces thèmes pour un public plus jeune. Le fantastique est ici un support pour aborder des thématiques plus universelles.

Entretien réalisé le vendredi 27 janvier à Angoulême
Article posté le vendredi 17 février 2023 par Damien Canteau

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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