Cheveux dans le vent malouin pour cet entretien avec Thomas Gilbert pour nous parler des Filles de Salem mais aussi de ses précédents ouvrages : Sauvage ou la sagesse des pierres, Bjorn le morphir ou encore la suite des Royaumes du Nord. Plongée dans l’univers de ce boulimique de dessin, un auteur talentueux et chaleureux, membre de l’Atelier Mille à Bruxelles.
Thomas Gilbert, tes deux dernières années ont été intenses avec les sorties du tome 1 de Nordics, la fin de Bjorn le morphir, Sauvage ou la sagesse des pierres et Les filles de Salem. Comment fais-tu pour tenir un rythme si élevé ?
Les filles de Salem, cela fait trois ans que je suis dessus et pour Sauvage ce fut la même chose. J’aime mener en parallèle mes projets. J’alterne le « tout public » avec des projets plus personnels plus intimistes. Chacun est une récréation de l’autre. J’ai besoin de respirer, c’est un peu le cas à chaque fois.
« J’ai une envie de dessin qui est insatiable »
Pourtant, ce ne sont pas les mêmes univers, les mêmes narrations, les mêmes rythmes de parution…
C’est cela qui est bien. Je peux me dire : trois jours pour moi et trois jours pour un scénariste. Je suis un boulimique de dessin et je peux faire 9h-23h sur 5/6 jours sans problème. J’ai une envie de dessin qui est insatiable.
Je suis sur de nouveaux projets et je me rends compte que j’y suis depuis plus d’un an dans ma tête. J’ai une manière de trier les choses et je réussis à faire une gymnastique mentale pour bien tout séparer. Par exemple lorsque je suis sur la couleur, ça me laisse de l’espace mental pour réfléchir.
Peux-tu me dire quelques mots sur Bjorn le morphir, une série commencée chez Casterman et qui s’est achevée chez Rue de Sèvres ?
D’abord c’est une superbe rencontre humaine avec Thomas Lavachery. C’est une personne incroyable qui m’a énormément enrichi dans ma vie personnelle et qui est devenu un ami très proche.
C’est son univers fantasy qui m’a le plus accroché et de me dire que tout était possible graphiquement. Un jour, on est dans les steppes mongoles – des steppes qui sont les nôtres – puis le lendemain dans un autre royaume très différent graphiquement.
C’est l’éditeur qui nous a mis en contact. Je ne suis pas du tout un lecteur de fantasy. Avant de commencer à lire les romans de Thomas, je me suis dit que cela allait être un truc de barbares mais je me suis rendu compte de tout le côté humaniste et bienveillant des personnages, un univers riche et complexe.
Bjorn est un projet que j’adore, mais pour beaucoup de personnes et de lecteurs, il peut paraître exigeant. Ceux qui se prennent au jeu – gamins ou adultes – ils trouvent cela néanmoins passionnant.
« Il y a une vraie continuité entre Oklahoma, Vénéneuses et Salem, c’est un triptyque sur l’enfance et la transmission »
Sauvage ou la sagesse des pierres est ton album le plus personnel, le plus surprenant. En quoi, il est personnel ?
Sauvage, Oklahoma boy ou Vénéneuses, je suis au scénario donc je peux dire qu’ils sont personnels. Il y a une vraie continuité entre Oklahoma, Vénéneuses et Salem, c’est un triptyque sur l’enfance et la transmission.
Dans Sauvage, il y a un autre type de narration, je vais autre part. C’est avant tout la déconstruction de l’humain. Tous mes livres parlent du corps : Oklahoma c’est le corps mis à l’épreuve, Vénéneuses c’est le changement à l’adolescence, Salem c’est le corps dans la société et Sauvage comment se mettre son corps en danger. Le corps, c’est une chose qui va être commune à tous mes futurs livres, sans que cela en soit un gimmick.
Quelle fut l’idée de départ de Sauvage ?
C’était d’aller à l’encontre d’un dogme de l’écologie religieuse. Pour moi la nature ne dit rien, juste qu’elle est partout, même en ville. Notre corps est nature, on est dedans. C’est un personnage qui redécouvre cela et qui l’accepte au point de se mettre en danger physiquement et moralement.
Il gère alors sa vie par ses instincts et il subit. Lorsque tu meurs et bien tu meurs, c’est tout ! Cela ne dit rien. Il n’y a pas de leçon à en tirer.
« Tu sens qu’il y a des gens derrière, tu sens qu’il y a de l’humain et c’est ce que je recherche »
Oklahoma Boy et Sauvage ou la sagesse des pierres ont été édités par Vide Cocagne. Quelles relations entretiens-tu avec cette structure ?
Le rapport humain est ultra-fort avec eux. Le désir de faire des choses ensemble est très important. Sauvage, je l’ai fait pour eux, j’avais envie de le faire avec eux et pas ailleurs. J’ai envie de continuer à travailler avec eux parce que cela m’enrichit. Socialement, politiquement c’est fort. Ils ont une ligne éditoriale donc politique que j’aime. Tu sens qu’il y a des gens derrière, tu sens qu’il y a de l’humain et c’est ce que je recherche.
« Il y avait aussi le côté féministe qui me plaisait dans cette histoire. Un patriarcat qui infantilise les femmes ; une haine des femmes »
Dans Les filles de Salem, qu’est-ce qui t’attirait dans cette histoire de sorcières ?
C’est le radicalisme de ce village. Ce besoin de bouc-émissaire et ce besoin de se ressouder par la haine. Un peu comme le rapport que l’on a aujourd’hui face aux migrants. C’est un livre très contemporain par ses thématiques.
Il y avait des lieux agréables à dessiner mais je ne voulais en aucun cas parler de sorcellerie. Il ne fallait pas sinon leur système de bannissement avait de la cohérence et ils avaient raison. Ce système n’est pas une folie collective mais il est structuré. A la fin, il a bien un tribunal, ce sont des vrais juges pas uniquement des paysans avec des fourches qui chassent le démon.
Un état peut imaginer des lois, les voter alors qu’elles peuvent être inhumaines. En Belgique, des gens ont été perquisitionnés parce qu’ils avaient recueillis quatre migrants chez eux pour ne pas qu’ils dorment dans la rue. Aujourd’hui tu peux aller en prison pour ça !
Il y avait aussi le côté féministe qui me plaisait dans cette histoire. Un patriarcat qui infantilise les femmes ; une haine des femmes. Même dans nos sociétés laïques et si l’on se dit athée, toutes nos valeurs viennent de la religion comme le pardon ou la culpabilité par exemple. Ce sont des systèmes que je déteste et que j’essaie de déconstruire.
Les filles de Salem est très actuel notamment dans le retour à une certaine religiosité…
Oui et cela passe surtout par la contrition du corps des femmes. Ce sont toujours les premières victimes de ces dogmes.
Dans cette même idée, dans l’album, il y a cette dualité entre le puritanisme et l’animisme. Pourquoi cela était-il important de le montrer ?
Les deux héroïnes découvrent autre chose, quelque chose de nouveau. Ce n’est pourtant pas loin du village mais cela paraît exotique. C’est un autre système mais qui est positiviste. Pour elles tout à coup, il y avait quelque chose sur Terre de merveilleux. Le puritanisme a un dogme mortifère tandis que les amérindiens avaient un système très lié à la vie.
Quelles furent les clefs pour adapter ce récit en seulement 200 pages et en one-shot ?
J’ai un peu triché en utilisant un chapitrage, ce qui me permettait de partir sur des moments clefs du passage du temps et non par une narration trop directe. Dérouler le scénario, c’est piocher des moments qui m’intéressaient pour les développer par chapitre. Le lecteur n’a pas besoin de tout voir, il peut l’imaginer.
Cette histoire des Sorcières de Salem fut énormément racontée en films, livres, séries et surtout dans la pièce de théâtre de Arthur Miller. Etait-ce difficile de s’attaquer à ce mythe après ces versions ?
Ce qui marche avant tout c’est de partir de la documentation. Tu repars à zéro. La pièce je l’avais lue et pour l’album je l’ai de nouveau relue.
Par exemple, dans les documents historiques, le pasteur Parris c’est vraiment une ordure et Miller le met bien en scène en ce sens. Pourtant avec les mêmes données, on a deux lectures différentes du procès. Miller met en lumière le maccarthysme, la chasse aux communistes et moi une vision féministe. C’est parallèle et complémentaire au final.
Pendant la réalisation de l’album, The Witch – un film de Robert Eggers – est sorti au cinéma. Lorsque je fais un bouquin, je ne veux pas voir les versions qui s’approchent trop de la mienne. Face au cinéma, tu n’es rien en plus. Je ne veux pas être phagocyté par des médiums visuels. Je peux lire plein de choses sur un sujet parce que c’est mon imaginaire qui travaille mais l’image je trouve cela plus dangereux.
L’université de Boston a numérisé toutes les archives du procès, mais aussi le cadastre de Salem Village. Tu les lis, puis tu digères cela, mais tu ne prends pas tout sinon tu fais un bouquin illisible.
En revanche, Abigail Hobbs, c’est le personnage pour lequel nous avons le moins de détails, donc je pouvais m’engouffrer dans cette brèche.
Comment réalises-tu tes planches ?
J’adapte un peu mon trait et ma manière de travailler selon mes projets. Sauvage était un boulot ultra-pulsionnel : j’avais mon brouillon que j’installais sur ma table lumineuse et je charbonnais. Je voulais atteindre cette spontanéité.
Sur Salem, j’avais un découpage très précis, à la main sur du papier que je scannais puis ensuite j’encrais dessus (je n’ai jamais de crayonné parce que cela me casse mon énergie) même s’il y a des erreurs, ce que je cherche, c’est l’énergie.
Le lecteur est émerveillé par la richesse des décors de Salem. Pourquoi avoir voulu qu’ils soient si grandioses ?
Tout simplement parce que c’était le paradis terrestre de Abigail, surtout avant que tout se contracte pour elle. Et puis dans la narration où l’histoire est dure, il fallait aussi ces espaces de respiration.
La rivière est aussi un lieu où Abigail est seule, où elle est elle-même…
Oui, il y a ces moments de solitude salvatrice. C’est une société où l’on est les uns sur les autres, tout le monde se connaît et ou on s’épie.
« Etre trahi par ses proches, c’est le pire ! »
Le moment fort de l’album, c’est lorsqu’elle se retrouve dans ce conseil des femmes. Elle est emmenée de force par sa belle-mère et elle se retrouve seule dans le noir. Comment as-tu abordé cette séquence très dure ?
C’est le pire passage, ce moment où elle perd son innocence et surtout la confiance. Les femmes en lesquelles elle a le plus confiance, son cadre familiale sont en train de la trahir par habitude. Elle a ses règles, donc c’est fini, elle va devoir baisser les yeux dans la rue. Etre trahi par ses proches, c’est le pire ! On lui coupe les cheveux et elle devient femme.
Beaucoup de lectrices me le disent que c’est le passage le plus dur. Certaines ont eu besoin de faire une pause dans la lecture.
Il y a des retours positifs sur l’album, les gens sont exaltés. Pourtant, il n’est pas underground mais pas non plus grand public parce qu’il est violent. Je suis content que ça prenne parce qu’il peut vraiment avoir du sens aujourd’hui.
Dernière question Thomas Gilbert : l’an dernier, Clément Oubrerie à Blois m’a dit que tu reprenais Les royaumes du Nord, pour un nouveau cycle. Où en es-tu ?
Le premier tome est fini et sort le 15 novembre. Je suis très content d’avoir travaillé sur cet univers riche, c’est un truc complètement dingue ! Stéphane Melchior – le scénariste – arrive à condenser l’histoire de Pullman en 3 livres, c’est très fort !
Pour le 2, je vais m’attaquer à du contemporain : Oxford aujourd’hui. Graphiquement, c’est encore différent de Bjorn qui est aussi un univers fantasy. J’essaie de m’adapter selon les ambiances des différentes planètes : du réaliste, une ville qui ressemble à La Havane des années 60 ou encore le monde de Lyra.
Quels sont tes autres projets ?
J’aimerai faire deux projets plus personnels que je veux soumettre à Vide Cocagne pour l’un et Dargaud pour l’autre.
Entretien réalisé le samedi 13 octobre 2018 à Saint-Malo
À propos de l'auteur de cet article
Damien Canteau
Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.
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