À l’occasion du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, la rédaction de Comixtrip a pu rencontrer les autrices de l’album Bobigny 1972 édité chez Glénat. Carole Maurel (Collaboration Horizontale, Coming in, L’Institutrice) et Marie Bardiaux-Vaïente (La Guillotine et L’Abolition) ont ainsi bien voulu répondre à nos questions.
Nous les remercions pour l’éclairage qu’elles ont bien voulu apporter sur un procès qui a fait date. Mais également sur les difficultés rencontrées par les femmes qui avaient décidé d’avoir recours à l’avortement. L’état des lieux d’une société française, celle des années 1970, dans laquelle les femmes ne disposaient pas encore pleinement de leur corps.
« Je voulais faire un bouquin sur l’avortement, les difficultés d’avorter, de pratiquer des avortements. »
Quand on parle du procès de Bobigny, on a tendance à parler surtout de Gisèle Halimi, pourquoi avez-vous fait un autre choix ?
Marie Bardiaux-Vaïente : Marie-Claire et Michèle Chevalier sont les héroïnes de l’histoire. Et pour moi, c’est même Michèle Chevalier, l’héroïne de cette histoire Bobigny 1972. La grande Histoire me permet d’écrire des récits sur des histoires plus universelles, plus populaires. Donc Gisèle Halimi est présente bien sûr parce qu’il y a le procès, néanmoins, ce qui m’intéresse, c’est le quotidien de Marie-Claire et de sa mère.
La mise en réseau, la sororité entre toutes ces femmes est démontrée à plusieurs niveaux dans l’ouvrage. Gisèle Halimi est l’une d’entre elles. Elle est motrice puisque grande avocate, elle cherche une affaire. Je ne voulais surtout pas faire un bouquin sur Gisèle Halimi. Mais je voulais faire un bouquin sur l’avortement, les difficultés d’avorter, de pratiquer des avortements.
Est-ce en raison d’une incertitude ambiante quant aux droits des femmes que vous avez voulu écrire cette histoire ?
Marie Bardiaux-Vaïente : J’ai eu l’idée de ce récit il y a quatre ans, déjà la question des États-Unis était prégnante. Dans l’Union européenne, ni en Pologne, ni à Malte les femmes ont le droit d’avorter. Dans le monde, tous les ans, il y a 50 000 avortements clandestins ou non médicalisés qui sont la cause de décès de femmes. On est donc toujours dans de l’actualité.
Au-delà de ça, je ne pouvais pas anticiper le focus exact de l’actualité aujourd’hui, de la constitutionnalisation. Ou même que les États-Unis entre-temps auraient cassé Roe vs Wade, donc c’est un peu plus vaste que ça.
[le 22 janvier 1973, la Cour suprême des États-Unis promulguait l’arrêt Roe vs Wade accordant aux Américaines le droit d’avorter sur tout le territoire. Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a abrogé le droit constitutionnel à l’avortement, en annulant cet arrêt Roe vs Wade. NDLR]
Quand avez-vous entendu parler du procès de Bobigny pour la première fois ?
Marie Bardiaux-Vaïente : Je ne sais pas, à l’adolescence. J’ai une mère qui m’a parlé de très grands sujets conséquents, très jeune. La peine de mort et l’abolition, ainsi que la question de l’IVG. Mais vraiment à 10 ou 11 ans, je savais tout ça. J’ai eu cette chance-là en fait d’avoir une mère qui m’a parlé de grands sujets sociétaux très très jeune. Donc cela m’a énormément marquée. Peut-être pas Marie-Claire Chevalier à 10 ou 11 ans, mais l’IVG très tôt.
Dans un album, arrive-t-on à retracer l’intégralité d’un procès comme celui-ci ?
Marie Bardiaux-Vaïente : Non, mais ce n’était pas le but. Il y a des choix narratifs et graphiques. Ce qui a donc permis à Carole Maurel de prendre le relais et d’aborder par le dessin ce qui ne pouvait pas l’être de façon narrative.
« Le procès n’est pas central dans cette histoire. »
Avez-vous ainsi instauré un partage entre la partie graphique et la partie écrite ?
Marie Bardiaux-Vaïente : Pas un partage comme cela, mais une discussion permanente.
Carole Maurel : Au niveau de la mise en scène, dans ton scénario, il y a des intentions, des annotations. Donc on en discute ensemble et on voit si, une fois que je le mets en image, cela fonctionne ou pas. Parfois je tombe juste sur les intentions de la scénariste, mais c’est vrai qu’on n’est pas dans la tête des scénaristes. Il peut y avoir un petit ajustement à faire, mais dans l’ensemble, ça a été.
Il y avait des séquences plus compliquées qu’on a retravaillées. Mais dans l’ensemble, on a été assez raccord. On avait en commun la volonté de transmettre certaines émotions et la manière de les transmettre. Cela ne concernait pas que le procès en lui-même, mais également le quotidien de ces deux femmes.
Marie Bardiaux-Vaïente : Le procès n’est pas central dans cette histoire.
Pourtant ce procès a fait date.
Marie Bardiaux-Vaïente : C’est un procès de rupture par la décision du juge Casanova, suite à la plaidoirie de Gisèle Halimi. Néanmoins, le cœur de l’ouvrage, ce n’est pas le procès. C’est ce qui arrive dans le quotidien de chacune de ces femmes pour accéder à l’avortement. Une femme quand elle veut avorter, se fait avorter même si c’est illégal. Simplement elle met sa vie en danger. Comme la septicémie de Marie-Claire Chevalier.
« Le jeu est donc de se les réapproprier pour en faire des personnages de papier vivants. »
Dans cet album, les personnages sont réels. Votre but Carole était-il qu’ils soient à ce point ressemblants ?
Carole Maurel : Nelly Bly était un personnage réel mais on était plus éloignés dans le temps, donc la réappropriation était peut-être un peu plus facile. Là, c’était un peu plus difficile, un peu plus intimidant parce que ce sont des personnalités emblématiques. Le jeu est donc de se les réapproprier pour en faire des personnages de papier vivants.
L’aspect fictionné est important et me laisse une marge de manœuvre. Je n’ai que la vision biaisée donnée par les images d’archives, puisque je n’ai pas connu ces deux femmes. Effectivement on brode énormément, mais on se documente pour éviter de trop les trahir.
Mais il est important de prendre quelques libertés, c’est ce qui fait que les lecteurs et les lectrices arrivent à se projeter plus facilement. Si on est trop attaché aux images d’archives, on risque d’avoir des personnages trop figés.
Alors est-ce plus compliqué quand on doit dessiner des personnalités ayant existé telles que Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig ou Michel Rocard ?
Carole Maurel : C’est très dur. Dans un premier temps, j’avais cette pression pour qu’ils soient ressemblants. Mais il faut vraiment lâcher prise. Mon travail consistait à essayer d’attraper les détails les plus caractéristiques, les visages et les silhouettes. La manière de se tenir résume un personnage en un coup d’œil. C’est ainsi qu’on les reconnaît.
Pour Gisèle Halimi, je m’y suis reprise à plusieurs fois, il y a des cases où elle est plus ressemblante que d’autres. Il faut trouver quelque chose qui nous lie de manière émotionnelle avec ces personnages. Ce qui permet d’avoir un regard plus sincère.
L’entrée dans l’album, à la façon polar, donne une tonalité sombre, dans le récit et dans le graphisme, et permet ainsi de capter les lecteurs.
Marie Bardiaux-Vaïente : Il fallait qu’il se passe un truc dont on ne comprend pas du tout le rapport avec Bobigny 1972. Un jeune se fait poursuivre. J’adore les poursuites de bagnoles. J’avais cherché les modèles parce qu’il fallait qu’ils soient d’époque.
Il fallait montrer le décalage entre ce jeune homme poursuivi, trois hommes dans des bagnoles et son arrestation au commissariat. Il est un peu bousculé par des caricatures de flics des années 1970 et ce moment où il dit : “Je connais une femme”. C’est le réel, ce violeur dénonce. Il fallait une rupture dès le début de l’album, c’était très intéressant en matière de dynamique.
Vous avez choisi de ne pas mettre la scène de viol au début de l’album, et d’ailleurs, comment dessine-t-on une telle scène ?
Carole Maurel : Ça a été difficile, il a fallu trouver de nombreux ajustements au niveau des intentions et de la charge émotionnelle.
Marie Bardiaux-Vaïente : C’est là où je l’ai le plus embêtée.
Carole Maurel : La double page, je l’ai trouvée assez rapidement. Ce qui s’est passé avant, là c’était plus compliqué. C’est vrai que c’est difficile quand on n’a pas vécu cette situation, de se projeter et d’être dans la justesse. J’étais dans la surenchère, et c’est souvent le cas quand on regarde des films, surtout au niveau de la violence. Alors que le spectaculaire peut se jouer à d’autres niveaux. Il y a eu du travail sur cette séquence.
Marie Bardiaux-Vaïente : Je lui ai demandé plusieurs allers-retours pour affiner le plus possible la mise en scène.
À plusieurs reprises dans l’album, le personnage de Marie-Claire devient opaque. Comment avez-vous pensé à cette technique pour la faire presque disparaître ?
Carole Maurel : Il y a des mots clés qui ressortent des scénarios ou lors de nos échanges, comme sidération. J’essaie donc graphiquement de trouver quelque chose qui va correspondre à ces émotions qui sont abstraites, de l’ordre de l’indicible. L’idée était d’avoir un gimmick graphique qui revienne à certains moments. Comme lorsque Marie Claire et sa maman sortent désemparées du commissariat.
Il revient donc à chaque fois que Marie-Claire est dans un état de sidération, comme désincarnée et dépossédée d’elle-même. Il n’y a plus de corps.
C’est comme ce sentiment qu’ont certaines victimes de ne plus être dans leur corps et d’assister à une scène vue d’en-haut.
Marie Bardiaux-Vaïente : Cela s’appelle la dissociation.
Carole Maurel : Quand on vit des moments de sidération, pour d’autres raisons, un choc, un accident, le décès de quelqu’un, il y a ce moment d’absence. Marie-Claire n’est pas transparente mais désincarnée.
Vous montrez bien lors des interrogatoires que les femmes victimes de viol étaient considérées comme coupables en avortant.
Marie Bardiaux-Vaïente : Elles ne sont jamais coupables mais la société les essentialise comme telles. C’est un délit, il y a cinq ans de prison à la clé, donc elles sont considérées comme coupables même si elles sont présumées innocentes.
Carole Maurel : Et ici le viol n’est pas considéré comme un crime, il est limite anecdotique, sans circonstances aggravantes.
Comment a été trouvée la tonalité graphique de l’album et ce choix d’aller vers le sombre ?
Carole Maurel : J’ai senti qu’il y avait une filiation avec d’autres albums que j’avais pu faire auparavant. Au niveau de l’approche, ça pouvait convenir avec ce récit. Par contre, j’ai dû chercher quelques trouvailles graphiques en ce qui concerne les flashbacks. Je voulais qu’ils aient un traitement différent, leur donner un côté suranné et les dessiner autrement qu’avec du noir et blanc ou du sépia.
Vos couleurs des années 1970 ne sont d’ailleurs pas tellement flashy.
Carole Maurel : Elles sont un peu éteintes, mais plus soutenues que sur les séquences qui se déroulent dans le présent.
Marie Bardiaux-Vaïente : La présence du orange est assez forte et il date justement cette période du début des années 1970. Comme les tapisseries chez les grands-mères et les assiettes en Pyrex.
« Il y a du soin dans ce que j’écris. Je me soigne vraiment et ce n’est pas vulgaire de dire cela. »
Comment sortez-vous d’un tel projet ?
Marie Bardiaux-Vaïente : J’écris toujours des choses comme ça. Comment je ressors de mes albums sur la peine de mort. Ça fait vingt-cinq ans que je travaille sur ce sujet. Comment je ressors en tant que militante féministe de tout un tas de choses du quotidien qu’on me raconte.
Au contraire pour moi c’est cathartique, ça me permet d’exprimer. On parlait de violences sexuelles, moi je les ai vécues, donc ça me permet de poser cela. Il y a du soin dans ce que j’écris. Je me soigne vraiment et ce n’est pas vulgaire de dire cela. J’en sors renforcée, bien au contraire, plus puissante pour affronter le monde. C’est de cet ordre.
L’écriture vous libère donc.
Marie Bardiaux-Vaïente : Complètement. Et surtout sous cette forme-là parce que je suis accompagnée et ça reste très pudique. C’est très libérateur.
Carole Maurel : Moi, j’ai besoin d’alterner pour assainir mon regard et de m’enrichir avec d’autres univers. On est très imprégnées par un projet comme celui-là. On met un certain temps à en sortir. D’autant plus qu’on continue à en parler dans un cadre promotionnel.
Les lecteurs doivent être très touchés par Bobigny 1972 et doivent vous le faire savoir.
Marie Bardiaux-Vaïente : Je suis extrêmement touchée par tous ces gens qui, depuis le début, m’écrivent pour me dire que cet album les a fait pleurer. Je pense qu’on ne peut pas me faire plus beau cadeau. J’ai pleuré en lisant quelques bandes dessinées. La première fois que ça m’est arrivé, j’ai trouvé incroyable que ça me procure une telle émotion. C’était Zoo, avec le tome 2 ou 3, j’ai pleuré. Ça a été extrêmement puissant et intense. Donc comme c’est une expérience vécue que j’ai ressentie, je me suis dit que j’arrivais à transmettre cela à des gens. C’est fort et chouette.
Carole Maurel : Je n’ai toujours pas décroché les portraits de ces femmes de mon bureau. Ça m’a fait pareil pour Nelly Bly, il me faut toujours un petit temps, comme un sas de décompression.
Merci beaucoup Carole Maurel et Marie Bardiaux-Vaïente d’avoir pris ce moment dans votre emploi du temps extrêmement chargé lors de ce festival d’Angoulême pour répondre à nos questions au sujet de Bobigny 1972 édité chez Glénat.
Interview réalisée le 27 janvier 2024 à Angoulême par Jean-François Mariet et Claire Karius en présence de Coline Drouhaud, (étudiante parcours BD du Master Arts, Lettres Civilisations de l’université de Poitiers).
Retranscription et mise en pages réalisées par Claire Karius
- Bobigny 1972
- Scénariste : Marie Bardiaux-Vaïente
- Dessinatrice : Carole Maurel
- Editeur : Glénat
- Prix : 24,50 €
- Sortie : 26 janvier 2024
- Pagination : 128 pages
- ISBN : 9782344045664
Résumé de l’éditeur : Mon corps, mon choix : un procès historique. En 1972, Marie-Claire Chevalier, enceinte à la suite d’un viol, est dénoncée pour avortement clandestin par son propre agresseur. L’avortement est encore, à cette époque pas si lointaine, un délit passible d’une très forte amende et même d’incarcération. Sa mère qui a tout mis en œuvre pour lui venir en aide, ainsi que des femmes ayant pris part aux événements, comparaissent elles aussi devant la justice, pour complicité. Cette affaire dramatique tristement banale devient l’un des grands procès historiques par le concours de Gisèle Halimi, avocate de toutes les grandes causes féministes et antiracistes. Elle s’empare de l’histoire de Marie-Claire et de sa mère, pour créer un électrochoc médiatique, public et sociétal. Elle ne défend plus une jeune femme « coupable » d’avortement, elle attaque les lois et politiques anti-abortives qui sévissent en France. Forte du soutien de grandes stars françaises, actrices, intellectuelles, journalistes mais aussi personnalités politiques, Maître Halimi a pour objectif de provoquer une jurisprudence dont le tribunal de Bobigny devient le théâtre. Traitant d’un sujet qui aurait pu rester un fait divers, ce roman graphique, développé avec force et réalisme par Marie Bardiaux-Vaïente et magnifié par Carole Maurel, revient sur l’histoire de celles qui ont préparé le terrain pour la loi Veil, promulguée en 1975. Un album puissant, poignant, et nécessaire dans le contexte actuel. Marie-Claire fut le symbole de toute une génération, portée littéralement par sa mère et son avocate, mais aussi par toutes celles qui vivent l’intolérable injustice de centaines de milliers de femmes chaque année, dont les plus précaires sont les victimes les plus criantes. Un édifiant plaidoyer pour la liberté et l’émancipation, à lire absolument.