Après nous avoir parlé, avec Lucy Mazel, de la sortie du troisième tome de leur série Olive, Véro Cazot est revenue sur son autre actualité, l’adaptation graphique du roman de Victoria Mas, Le bal des folles aux éditions Albin Michel. Un entretien qui s’était tenu le 1er septembre 2021, lors du live diffusé sur la page Instagram de Yoann, @livressesdesbulles .
Qui a eu l’idée d’adapter Le bal des folles, prix Renaudot des lycéens 2019 ?
Lors du dernier festival d’Angoulême, avant le confinement, je me promenais seule dans la rue quand j’ai croisé Martin Zeller, l’éditeur de bandes dessinées chez Albin Michel. Il m’a interpellée, il voulait me voir et m’a demandé si une adaptation de Le bal des folles pouvait m’intéresser.
Je ne connaissais pas le roman et je pensais que l’adaptation n’était pas mon truc. Je lui ai dit que j’allais le lire mais j’étais assez persuadée que j’allais refuser, parce que ce ne serait pas assez intéressant pour moi. Pourtant j’avais besoin de travailler.
Écrire un scénario me prend énormément de temps. Je préfère faire un autre boulot, plutôt que de m’engager sur quelque chose que je n’aurais pas porté ou pas trouvé assez créatif. C’était mal parti.
À la lecture du roman, j’ai vu la possibilité de faire autre chose qu’un simple travail illustré. Un reproche que je fais parfois à certaines adaptations de romans classiques.
Donc tu voulais aller plus loin que la simple adaptation ?
Oui, je voulais y trouver mon compte en tant que scénariste et en tant qu’autrice aussi. Il y avait moyen de faire des choses, de s’amuser. Que le format bande dessinée apporte quelque chose de différent au roman. S’il s’agit de faire à l’identique, ça n’a aucun intérêt pour moi. Comme il y a plein de facettes dans cette histoire, le film comme l’adaptation avaient leur place pour faire quelque chose de super intéressant. Le support bande dessinée pour cette histoire avait un vrai intérêt.
Évidemment, on peut moins développer que dans le roman, il faut faire des choix. Mais avec des idées de mise en scène et des images, on peut raconter plein de choses.
Est-ce que tu peux nous donner des exemples ?
L’histoire du Bal des folles, c’est celle d’Eugénie, une jeune fille de très bonne famille, de notaires, qui voit des esprits, des morts et qui communique avec eux. C’est pour cela que son père considère qu’elle est folle. Alors qu’elle a toute sa tête, est très intelligente et a une forte personnalité.
Avec le format bande dessinée, je pouvais choisir de montrer ou pas ces esprits. J’ai choisi de donner raison à Eugénie, pour que nous, lecteurs, soyons en totale empathie avec elle. C’est un fait établi qu’elle n’est pas folle mais qu’elle voit ces esprits. Cela donnait une légitimité supplémentaire à ce personnage que son père et la société entière mettaient en doute.
Que t’a dit Victoria Mas sur ta vision de l’adaptation du Bal des folles ?
J’ai écrit une note d’intention à Victoria Mas, en lui exposant mon point de vue et en lui demandant une certaine liberté. Je tenais à faire ce projet si on me l’accordait. Je lui ai parlé des contraintes de la bande dessinée, qui obligent à faire les choses différemment, comme mélanger certaines intrigues pour raconter l’histoire autrement, tout en restant fidèle.
Elle était tout à fait d’accord avec ça. Elle a parfaitement compris la démarche et m’a laissée libre de faire ce que je voulais.
Pourquoi ce choix de bulles de couleurs différentes selon s’il s’agit de vivants ou d’esprits ?
Ce sont la lettreuse et l’éditeur qui ont réfléchi à la manière de montrer que ces voix là n’étaient pas entendues par les autres.
Peux-tu nous expliquer pourquoi le roman graphique ne débute pas de la même façon que le roman ?
Le roman commence dans l’hôpital de la Salpêtrière, mais sans Eugénie. Je voulais qu’on découvre l’héroïne et l’hôpital en même temps. L’album commence, alors qu’elle est en pleine conversation avec son frère, une scène qui n’existe pas du tout dans le roman.
Je voulais raconter ce qu’il se passe entre les chapitres du roman. Il était intéressant de commencer le récit avec son frère, pour montrer leur relation avant qu’elle ne soit internée. Le personnage du frère est assez important.
Donc ces changements ne modifient pas le roman ?
Quand on a lu le roman, c’est amusant de voir les petites différences, parce que c’est mis en scène d’une autre manière. Je raconte juste les scènes autrement.
Comment s’est fait le choix de ta dessinatrice ?
J’avais quelques personnes en tête. Mais ce projet était particulier parce le délai était assez court. Il fallait que cet album sorte en septembre 2021. Idéalement avant le film, pour qu’on ne soit pas noyé dans tous ces événements. J’avais un an et je ne pouvais pas attendre les personnes avec qui j’aurais pu travailler.
Donc là, c’est l’éditeur qui m’a proposé deux dessinatrices, que je ne connaissais pas. On a fait des tests avec elles. Et c’est Victoria Mas qui a choisi Arianna Melone. Les deux avaient des regards différents sur la bande dessinée, aussi intéressants l’un que l’autre.
Connaissais-tu Gianna le précédent album d’Arianna Melone, également une histoire de femme forte ?
Martin Zeller m’avait envoyé le travail d’Arianna sur Gianna et c’était très cohérent avec Le bal des folles.
Sur la couverture du roman figure la silhouette bleue d’une femme, qu’on retrouve sur la couverture de l’adaptation graphique, pourquoi ?
J’ai essayé d’être fidèle aux envies de Victoria Mas. Cette silhouette bleue évoque les esprits, là encore c’était cohérent.
Sais-tu comment Arianna travaille ?
Sur cet album, elle a travaillé en traditionnel, même si ce n’est pas le cas tout le temps.
Comment se sont passés les échanges entre vous deux ?
Le style d’Arianna est plus lâché, plus instinctif. C’était la première fois que je travaillais avec une dessinatrice étrangère, qui ne parle pas français. C’était ma réserve et ma crainte au début, parce que j’échange beaucoup avec mes partenaires de travail. Là, c’était effrayant pour l’une comme pour l’autre.
Au final on a trouvé une manière différente de travailler. Je me suis mise au dessin, au storyboard avec des copier-coller et des découpages. On a communiqué par dessin, visuellement, parce que pour se comprendre en anglais alors que je parle français et Arianna Italien, ce n’était pas évident.
Comment a fait Arianna pour comprendre ton scénario ?
Bien sûr mon scénario a été traduit en Italien par un traducteur, mais il y a plein de petites nuances qui changent. D’habitude quand Lucy (Mazel) ne me comprend pas, on s’appelle, on se fait un Skype et on en parle. Là, ce n’était pas possible.
Quand Arianna m’envoyait un storyboard et que ça n’allait pas, je lui en envoyais un autre. On a rebondi de storyboard en storyboard.
Comment se fait-il que certains détails aient changé entre le roman et l’adaptation ? Est-ce qu’Arianna a lu le roman en langue italienne ?
Non justement, il n’existait pas et c’était une difficulté supplémentaire. J’ai d’ailleurs rédigé un grand résumé que j’ai fait traduire pour lui raconter ce qui allait se passer, avant que je lui envoie le scénario, quinze pages par quinze pages. Il fallait qu’elle l’ait en tête.
Donc Arianna ne connaissait rien de l’histoire et de l’époque du Bal des folles ?
Dans les détails, Arianna ne savait absolument rien de l’histoire. J’ai fait un important travail de recherche de documents et je lui ai envoyé des centaines d’images pour lui décrire l’époque. Je suis allée faire des photos partout à la Salpêtrière. J’ai fait beaucoup de repérage et de documentation pour qu’elle ait une idée de cette époque.
Est-ce que certaines choses lui ont été imposées ?
On voulait également qu’elle ait une liberté et qu’elle s’amuse. Qu’elle prenne du plaisir dans son dessin, qu’elle choisisse. Elle m’a fait des propositions de personnages, de couleurs et on s’est mises d’accord là-dessus. On s’est échappées du roman quand même.
On ressent bien la volonté de garder l’histoire mais de se l’approprier pour la rendre plus percutante.
Oui. J’ai demandé l’autorisation à Victoria Mas de déplacer certains événements importants. Il est vrai que la bande dessinée doit être plus condensée. On s’attache avant tout au personnage d’Eugénie, mais il y a trois autres personnages féminins très forts. Je les voulais réunies dans la scène de bal finale, même si ce n’est pas le cas dans le roman.
Il avait été reproché Bal des Folles de ne pas assez parler de cette scène du bal.
Le destin de ces quatre femmes est lié à cet événement. C’était déjà le cas dans le roman. Je l’ai encore plus appuyé, parce qu’une bande dessinée, c’est plus court. Il faut condenser et tirer le meilleur de ce qu’on peut avoir dans un roman.
Avec l’adaptation graphique, on a en permanence les images du bal, avec les préparatifs, les costumes. Le bal est présent même si on n’en parle pas. Alors que dans le roman, quand on parle d’autre chose, on oublie la présence de la préparation de la fête.
Le bal des folles en 1888 à la Salpêtrière
Certaines scènes, comme celles des séances d’hypnose avec le Professeur Charcot, n’apparaissent qu’une seule fois dans la bande dessinée. Pourquoi ?
C’est pour éviter le côté répétitif . Je n’aurais pas eu la place de les mettre toutes et ça n’aurait pas été utile. On sait que Louise va régulièrement à ces séances puisqu’elle le dit et qu’elle aime ça parce qu’elle se sent valorisée.
Une leçon clinique à la Salpêtrière, tableau d’André Brouillet, 1887.
Dans un roman, on peut écrire le nombre de pages qu’on souhaite. Ce n’est pas le cas en bande dessinée. On a une contrainte d’espace, donc on doit faire des choix.
Professeur Jean-Martin Charcot
Une seule fois dans l’adaptation, les ombres sont représentées par des fantômes, pourquoi avoir fait ce choix graphique ?
Parce que ce ne sont pas des esprits qui communiquent avec Eugénie. Ce sont des âmes errantes, des sensations qu’elle ressent quand elle traverse ce couloir. C’est le résumé en une seule page de tout ce que raconte Victoria Mas dans son roman. Toutes ces femmes, prostituées, malades, parfois justes vieilles, que les hommes mettaient là, pour s’en débarrasser, alors qu’elles n’étaient pas forcément malades. Je voulais faire un clin d’œil sur cette situation.
Qu’est-ce que Victoria Mas a voulu dénoncer dans Le bal des folles et que tu as mis en exergue avec cette adaptation ?
En particulier, le pouvoir du patriarcat en cette fin de 19e siècle, le manque total d’expression des femmes. Ce qui explique pourquoi certaines devenaient véritablement folles. Toutes ne l’étaient pas à la Salpêtrière, mais tout être humain qui est enfermé, brimé, empêché, devient fou ou fait des crises.
C’était important également de parler d’émancipation, de sororité, de solidarité féminine. Ce roman parle du pouvoir des hommes sur les femmes, mais ils sont en arrière-plan. Ces femmes vont s’entraider et devenir libres, chacune à leur manière.
Qu’apporte en plus le roman graphique ?
Je pouvais faire dire aux esprits des choses qui étaient racontées par la narratrice dans le roman. J’ai voulu leur donner plus de place, pour faire passer des informations. Le personnage de Louise, ce qu’elle a vécu, pourquoi elle est là, c’est la narratrice qui le dit dans le roman. Moi je l’ai fait passer par sa mère qui est morte.
Il y a plein d’informations qu’Eugénie ne possède, ce sont les esprits qui les lui donnent. Le support bande dessinée est intéressant pour faire passer des choses, sans avoir besoin de mettre une voix off.
On peut également faire passer des émotions visuellement. Le travail de couleur d’Arianna montre la colère, les crises, le dédoublement de personnalité, les cauchemars. Il est très sensible et correspond bien à cette histoire.
Cette adaptation est donc une réinterprétation tout en gardant le cœur du roman.
Quand j’ai eu Victoria Mas au téléphone, il y a un an, elle m’avait dit qu’elle avait lu le scénario du film et qu’on n’avait pas du tout le même point de vue. Ce sont des versions très différentes. Le regard de Mélanie Laurent sur cette histoire est beaucoup plus proche du thriller. Moi, j’étais plus sur le côté fantastique, parce que ça m’intéresse beaucoup. Ainsi que tout ce qui était émotionnel à dessiner, comme la folie, les peurs.
Était-ce important que l’adaptation graphique sorte avant le film ?
Oui, je ne voulais pas qu’on imagine que la bande dessinée était l’adaptation du film. On a travaillé séparément. Mais c’est très intéressant de regarder les trois.
Alors que faut-il faire, lire en premier Le bal des folles en roman ou son adaptation ?
Il n’y a pas de choix à faire, il faut lire les deux mais je ne saurais pas dire dans quel sens. Je n’en sais rien, mais souvent, quand on lit un roman, on est déçu des adaptations.
Si on est conscient que chaque objet fini est différent et qu’on part de ce principe là, alors on peut vraiment apprécier les trois versions.
Ce qui est intéressant, c’est que c’est une histoire de femmes, écrite par une femme mais qui n’est pas réservée qu’aux femmes. C’est important de la transmettre à plein de publics différents. Celui de la bande dessinée n’est pas le même que celui du roman. Cette histoire peut donc se transmettre à plein de lecteurs différents.
Faut-il avoir peur alors des comparaisons ?
Le risque avec les adaptations, c’est d’avoir une attente. Le roman est là, il est complet, il n’y a pas besoin d’en faire un copier coller. Une adaptation c’est autre chose.
Merci beaucoup Véro Cazot pour le temps que tu nous as accordé pour parler de cette très belle adaptation.
CET ENTRETIEN ET SA RETRANSCRIPTION ONT ÉTÉ RÉALISÉS DANS LE CADRE DU LIVE QUI S’EST TENU MERCREDI 1er SEPTEMBRE 2021 SUR LA PAGE INSTAGRAM DE YOANN DEBIAIS @LIVRESSEDESBULLES .
SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR PLUS, N’HÉSITEZ PAS À REGARDER CI-CONTRE LE REPLAY DU LIVE.
(à partir de 1:23:36 sur la vidéo)
- Le bal des folles
- Scénariste : Véro Cazot
- Dessinatrice : Arianna Melone
- Editeur : Albin Michel
- Prix : 21,90 €
- Parution : 01 septembre 2021
- ISBN : 9782226458674
Résumé de l’éditeur : Quand l’invisible au féminin fait vaciller le patriarcat ! Chaque année, à la mi-carême, se tient un très étrange Bal des folles. Le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, et autres mousquetaires. D’un côté, les idiotes et les épileptiques ; de l’autre, les hystériques, et les maniaques. Ce bal est en réalité l’une des dernières expérimentations du professeur Charcot, neurologue fameux qui étudie alors l’hystérie. Parmi ses patientes, Louise, Thérèse, ou Eugénie. Parce qu’elle dialogue avec les morts, cette dernière est envoyée par son propre père croupir entre les murs de la Salpêtrière. Mais la jeune femme n’est pas folle, et le Bal qui approche sera l’occasion d’échapper à ses geôliers. Victoria Mas, Vero Cazot et Arianna Melone révèlent la condition des femmes au XIXe siècle, tributaires d’une société masculine qui leur interdit toute déviance et les emprisonne.
À propos de l'auteur de cet article
Claire & Yoann
Claire Karius @fillefan2bd & Yoann Debiais @livressedesbulles , instagrameurs passionnés par le travail des auteurs et autrices de bandes dessinées, ont associé leurs forces et leurs compétences, pour vous livrer des entretiens où bonne humeur et sérieux seront les maîtres-mots.
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