Du mythe au vécu international : Rencontre avec Shin’Ichi Sakamoto

24 janvier 2024, le jour se lève frileusement sur Angoulême. La brume enveloppe la cité sous son voile blanchâtre, vestige d’une nuit sous le clair de lune. L’auteur de #DRCL, Shin’Ichi Sakamoto, fait son entrée sur les pavés humides du Festival International de la Bande Dessinée. Façon Dracula. 

En effet, peut-être que c’est moi Dracula, rit l’auteur nippon, je sens que je suis déjà dans l’ambiance. 

Comixtrip a eu la chance de pouvoir s’entretenir avec cet auteur venu de l’Est, bien plus loin que son Dracula caché dans les cales d’un navire depuis le port de Varna, en Bulgarie. 

#DRCL est une réécriture du Dracula de Bram Stocker. Dracula s’infiltre en Angleterre par la voie maritime aux dépens de cinq élèves d’un prestigieux établissement scolaire. Parmi eux, Mina Murray et une énigmatique Lucy Westenra. 

Cependant, à travers la réécriture d’un roman devenu mythe, Shin’Ichi Sakamoto réécrit une histoire universelle qui nous touchait tous, il y a encore quelques mois. Du mythe au vécu international : Rencontre avec Shin’Ichi Sakamoto.

Plusieurs genre horrifique se croisent dans #DRCL, on y retrouve un brin d’art gothique né à la fin du 18e siècle, mais aussi quelque chose de Lovecraft, avec la dépersonnification du vampire Dracula en quelque chose de végétal, d’incompréhensible. Est-ce volontaire ? 

En réalité, je n’ai jamais consciemment pensé à HP.Lovecraft en dessinant. Ce n’est pas impossible que j’ai des images en tête sans m’en rendre compte, mais ce n’est pas de ma propre volonté.

Quand j’ai commencé ma réflexion sur Dracula, j’ai fait beaucoup de recherche sur l’Angleterre. J’ai lu que le sol anglais était pauvre. Et qu’ainsi, très peu de plantes poussaient naturellement. Raison pour laquelle de nombreuses plantes étaient importées via les transports maritimes. J’ai pensé que cela pouvait être intéressant que Dracula soit introduit en Angleterre grâce à ce transport de plantes. Plutôt que d’introduire l’horreur, c’était surtout ma volonté de montrer l’Angleterre telle qu’elle était à l’époque, à la fin du XIVème siècle.

Vous avez une mise en scène très théâtrale, quel est votre rapport aux arts de la scène ?

Quand on a la chance d’être sélectionné dans un magazine hebdomadaire, il ne faut pas la manquer. Quel que soit le nombre de page qui nous est attribué – que ce soit trois pages, neuf pages ou vingt pages – à chaque fois, c’est un défi d’obtenir l’attention des lecteurs et de rester dans leur cœur. Je cherche toujours consciemment un moyen de les faire entrer dans mon monde. Pour cela, j’utilise souvent les doubles pages dans mes histoires. Cela me permet de frapper l’esprit des lecteurs.

C’est vrai que mes personnages peuvent commencer à chanter et danser en plein milieu de l’histoire. Je pense qu’il faut en permanence changer les règles du manga pour continuer  à intéresser le lecteur. Je me lance continuellement le défi de dessiner des mangas sous une autre forme. Je fais beaucoup d’expériences dans ce domaine-là, pour ne pas rester confiné aux limites qu’on pense imposer au manga.

Dans toutes vos œuvres, depuis les premières, vous avez un traitement particulier des corps de vos personnages, notamment dans l’effort. Ce traitement vous permet-il de faire ressortir leur nature profonde ?

Lorsque j’ai commencé ma carrière, j’ai dessiné surtout du shonen – Kiomaru, Né pour cogner. Les héros de shonen doivent être forts physiquement et doivent avoir beaucoup d’amis pour que l’histoire obtienne le fameux concept de l’amitié avant tout. Mais en devenant adulte et en me frottant à la société, je me suis rendu compte qu’en réalité, ce n’était pas du tout ce dont on a besoin dans la vie.

J’ai appris que ce qui est nécessaire, c’est la force de la volonté. C’est grâce à ce changement de point de vue que sont nés des personnages comme Mina Murray. Elle se bat avec ses propres connaissances. Sa confrontation avec Dracula sera fondée sur son propre savoir. Je pense qu’en se basant sur autre chose que la force physique, comme la volonté de vivre, on peut transmettre une force mentale au lecteur. En japonais, on dit que c’est « l’âme qui brûle » de puissance et de force psychologique.

Dans ce cas, pourquoi Dracula est-il toujours représenté par la danse, dans #DRCL ? 

Dans le roman de Bram Stocker, on est en pleine pandémie de choléra au XIVème siècle. Je pense que Bram Stocker pensait à cette pandémie quand il a créé son vampire. En écrivant #DRCL, je pensais moi aussi à une pandémie,  celle que nous avons tous connue. Elle s’est plaquée sur ma propre œuvre. Le virus s’attaque à n’importe qui, sans distinction de sexe ou de race, je pense que c’est ce qu’incarne Dracula.

Sauf que le Dracula que l’on connaissait jusqu’à présent charmait, par ses paroles, de belles femmes et ne s’attaquait qu’à elles. Cependant lorsqu’on n’a pas cette barrière de la parole, on peut toucher beaucoup plus de gens et ne pas se préoccuper du genre ou de la race. C’est pourquoi j’ai dessiné un Dracula qui ne parle pas. Il s’exprime uniquement par les mouvements du corps, d’où la danse.

On sait que la bouche, dans une histoire de vampire, est un élément très symbolique, est-ce que c’est important pour vous de dessiner les bouches de vos personnages d’une façon particulière ?

Je pense que les lèvres sont vraiment la partie la plus importante. Quand j’ai commencé ma carrière, on m’a appris que les yeux étaient la partie la plus importante. Cependant, je pense que seules les lèvres permettent de retranscrire la force vitale des personnages de façon érotique et forte. C’est pour cela que j’insiste beaucoup sur cet élément.

Dans #DRCL on a l’impression que vous déconstruisez le personnage de Dracula pour le rendre encore plus tout-puissant, presque divin. Est-ce volontaire ?

Effectivement, pour moi, c’est nécessaire de déconstruire Dracula. Il était nécessaire d’actualiser le personnage de Dracula de Bram Stocker pour en faire un nouveau type d’antagoniste, pour avoir un Dracula qui s’attaque à l’humanité toute entière. Il est nécessaire de détruire d’abord l’image que nous avons de Dracula pour arriver à ce but et c’est un processus qui demande beaucoup d’effort. Je veux faire un Dracula aussi difficile à vaincre que l’a été le covid pour nous. Chaque personnage va vraiment devoir trouver sa propre voie pour y parvenir.

La venue de Shin’Ichi Sakamoto à Angoulême pour Festival International de la Bande Dessinée est ponctué d’une exposition aux allures de spectacle dans la Chapelle Guez-de-Balzac, notre retour sur l’exposition est à retrouver ici.

Article posté le dimanche 04 février 2024 par Marie Lonni

DRCL - Shin'Ichi Sakamoto - Ki-oon
  • #DRCL, midnight children
  • Auteur : Shin’Ichi Sakamoto
  • Traducteur : Sylvain Chollet
  • Éditeur : Ki-oon
  • Pagination : 246
  • Prix : 7,95€
  • Parution : 25 janvier 2024
  • ISBN : 9791032718032

Résumé de l’éditeur : À la fin du xixe siècle, un vaisseau russe embarque d’étranges caisses remplies d’une terre à l’odeur pestilentielle. La traversée des océans est un calvaire pour l’équipage : disparitions et morts suspectes s’enchaînent. Certains parlent d’un fantôme… Quand le bateau parvient enfin à destination en Angleterre, il a tout d’une épave flottante. Alors que la police portuaire se lance à la recherche de survivants, elle tombe sur une énorme créature mi-homme mi-loup, qui disparaît comme par magie…

Quelques instants plus tard, dans le cimetière de la ville, quatre élèves du prestigieux établissement Whitby assistent à une scène terrifiante : un de leurs camarades est capturé par une bête ténébreuse ! Seule Mina Murray, l’unique fille de l’établissement, a le courage de voler à son secours, mais il est déjà trop tard…

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

En savoir