Charlie Hebdo contre les islamistes fanatiques: une guerre des cultures graphiques?

L’affaire Charlie Hebdo est aussi un clash des cultures graphiques, entre deux mondes situés aux antipodes l’un de l’autre: les caricaturistes et auteurs de BD franco-belges, et les fanatiques interdisant toute représentation, et donc toute éducation à l’image.

« Les nouveaux illettrés seront ceux qui n’arriveront pas à lire une image », avait dit un jour une de mes profs en école de journalisme. Jamais cette phrase n’a été aussi vraie qu’aujourd’hui. Des dessinateurs et caricaturistes français ont été tués par des islamistes fanatiques pour leurs dessins. Et au moment où j’écris ces lignes, des manifestations ont lieu un peu partout, toujours contre ces mêmes dessins. La situation nous parait aberrante. Elle est en fait tristement logique, quand on comprend que caricaturistes français et islamistes radicaux se situent, du point de vue de la culture graphique, aux deux extrêmes opposés du même spectre.

Des dessinateurs qui vivent depuis leur enfance entourés d’images

D’un côté, des dessinateurs qui connaissent non seulement comment une image se construit en terme de techniques, mais également en terme de cadre, de composition, de références. Des dessinateurs qui vivent depuis leur plus tendre enfance avec des dessins et des images tout autour d’eux, dans les magazines, dans les bandes dessinées, dans les musées. Des dessinateurs qui sont héritiers de plusieurs cultures politiques (anarchisme, journalisme engagé, athéisme militant…) mais aussi graphiques, qui bourrent leur dessins de références à l’actualité immédiate et à des tableaux vieux de plusieurs siècles, de codes graphiques et de références narratives. La crème de la crème de la figuration narrative, et qui ne s’en rend même pas compte. « On fait juste des petits bonshommes », disait Luz cette semaine.

« Juste des petits bonshommes? » Et pourtant… Où ailleurs dans le monde a t-on une culture visuelle et graphique si riche et si vivace? Où ailleurs vend on autant de bandes dessinées par habitant, a t-on autant de caricaturistes dans les journaux, a t-on des musées de la bande dessinée, un festival de bande dessinée aussi important qu’Angoulême?

Nulle part.

Et certainement pas dans la plupart des pays musulmans.
Un monde musulman qui ne comprend pas cette culture de l’image

Quelle est la culture graphique des islamistes fanatiques qui vivent dans un environnement ou toute représentation (autres que celles apportées par la photographies et la télévision, étrangement) est interdite?

Il faut voir ces cases (ci dessous et ci-contre), tirées de Chroniques de Jérusalem, de Guy Delisle, pour comprendre le gouffre séparant ces deux mondes:

Guy Delisle Chronique de Jerusalem3

Est-il étonnant que des fanatiques musulmans qui n’ont quasi aucune culture de l’image telle que pratiquée en Occident, et dont le prophète n’est jamais représenté (si ce n’est sur des documents historiques dont ils ont eux-même oublié l’existence), ne comprennent pas une représentation qui non seulement n’est pas laudative, ou même simplement réaliste, mais fait appel à des siècles d’expérience graphique et de culture de libre expression dont ils n’ont même pas idée?

Est-il étonnant que ce soit ces deux extrêmes qui se soient clashés? Est-il étonnant que ce soit Charlie Hebdo, journal de caricaturistes français, héritier d’une longue histoire, qui soit aujourd’hui ensanglanté? Pas vraiment. Ces deux mondes sont totalement opposés.

La Une du 14 janvier

Dans toute cette confusion, Charlie Hebdo est sorti de nouveau, mercredi dernier, avec ce dessin de Luz en Une.

Charlie Hebdi Tout est PardonnéDessin fait dans l’urgence et la douleur, par un dessinateur qui pleure encore ses amis et tremble encore d’émotion, alors que toutes les blagues sur le sujet ont déjà été faites, et qu’il ne faut surtout pas faire une « simple blague ». Dessin excellent. Dessin qui montre la hauteur de vue et le recul dont Luz est capable de faire preuve, même dans la pire des situations. Dessin qui ne pouvait être fait que par Luz, ou par un autre membre de Charlie Hebdo, sans quoi il n’aurait pas du tout la même charge émotionnelle et le même message. Dessin qui en même temps manque totalement sa cible.

Le Charlie Hebdo paru le 7 janvier était un « fanzine de lycéen », comme Luz l’a si bien dit, un petit hebdo vendu à 50.000 exemplaires, acheté par des gens pétris de culture graphique et de culture politique de gauche.

Le Charlie Hebdo du 14 janvier est un journal tiré à (au moins) 7 millions d’exemplaires, traduit en plusieurs langues, distribué dans plusieurs pays, et dont la Une apparaît sur tous les écrans (de télé, d’ordinateur, de smartphones) du monde.

Ce n’est plus une Une, c’est un document historique, l’un des documents historiques les plus importants de notre époque.

Et même si ce dessin allait être vu par le monde entier, les seules personnes à qui il s’adressait réellement, c’était les musulmans.

Hors, cette Une, malgré les efforts faits par le dessinateur, à qui parle t-elle?

Quasiment qu’à une certaine France, laïcarde mais pétrie de culture judéo-chrétienne. Ce Mahomet caricaturé qui nous rappelle Iznogoud, ce vert islam de fond, cette larme d’empathie à l’œil, ce panneau « Je suis Charlie« , ce « Tout est pardonné » délicieusement ambigu, tout cela fait appel à des codes que le monde entier n’a pas, et qui chez nous font encore débat (le « Je suis Charlie » pouvant dire quelque chose de très différent selon la personne qui tient le panneau ou prononce ces mots).

Il n’y a qu’à voir le casse-tête qu’a été la traduction de cette Une au Japon pour voir qu’elle n’est pas compréhensible par tout le monde.

Alors, si cette Une chrétienne n’est pas comprise au Japon, pays qui a une culture de l’image extrêmement poussée… Qu’en comprennent, concrètement, les musulmans du monde entier qui n’ont pas une culture graphique franco-belge? Qu’est ce qu’un Indonésien musulman va y comprendre? Qu’est ce qu’un Saoudien musulman va y voir? Qu’est ce qu’un Nigérien musulman pense y voir? Et quand bien même quelqu’un à l’autre bout du monde ne verrait pas cette image, mais en entendrait simplement parler…. Le terme français de « caricature » a t-il la même charge symbolique dans toutes les langues dans lesquelles il est traduit?

Ce vieux dessin de Plantu, par exemple, est peut-être paradoxalement beaucoup mieux compris, compte tenu des références graphiques du monde musulman:

plantu_mahomet

Plantu, avec ce stratagème, n’a en fait fait que réinventer ce que les musulmans font depuis très longtemps, pour contourner cet interdit (discutable et discuté, selon les interprétations du Coran) de représentation: des calligraphies.

261px-Caligrafia_arabe_pajaro.svg

Mais ceci dit, même en faisant cela, il reçoit néanmoins des menaces de mort

Nagmas contre Tadsylwine, caricaturistes contre représentationophobes

asterix-manga

Il y a quelques années, Uderzo a commis un album d’Astérix, « Le Ciel lui tombe sur la tête », de sinistre mémoire. Cassant totalement la cohérence interne de l’univers propre à Astérix, il utilisait ses personnages dans une guerre des graphismes. Les gentils personnages de BD franco-belge (gros nez, formes rondes), aidés par de sympathiques habitants de la planète Tadsylwine (personnages ronds à la Walt Disney et personnages pleins de muscles faisant référence aux super-héros de comics) étaient opposés à de méchants Nagmas, personnages de mangas tout en angles. Tout le monde était d’accord à l’époque. Non seulement Uderzo avait fait un album à oublier bien vite parce qu’il cassait tout ce qui faisait la cohérence du monde d’Astérix, mais en plus il s’était gouré de cible. Il n’y avait qu’un vieux dessinateur totalement dépassé pour ne pas voir la richesse graphique issue du monde du manga.

Ce qu’Uderzo n’avait pas compris, c’était que dans le monde des arts graphiques, la guerre ne se fait pas entre écoles franco-belge,  école américaine et école japonaise. Ces trois entités ont un bien meilleur ennemi : les représentationophobes, ceux qui prônent la négation de toute représentation.

Article posté le lundi 19 janvier 2015 par Thierry Soulard

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À propos de l'auteur de cet article

Thierry Soulard

Thierry Soulard est journaliste indépendant, et passionné par les relations entre l'art et les nouvelles technologies. Il a travaillé notamment pour Ouest-France et pour La Nouvelle République du Centre-Ouest, et à vécu en Chine et en Malaisie. De temps en temps il écrit aussi des fictions (et il arrive même qu'elles soient publiés dans Lanfeust Mag, ou dans des anthologies comme "Tombé les voiles", éditions Le Grimoire).

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