Angoulême 2023 : Entretien avec Maurane Mazars

À l’occasion du 50e Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême, nous avons pu rencontrer Maurane Mazars pour qu’elle nous parle, en avant-première, de la sortie de son nouvel album. Les choses sérieuses, Jean Cocteau et Jean Marais scénarisé par Isabelle Bauthian et dessiné par Maurane Mazars est publié chez Steinkis, dans sa nouvelle collection Dyade.

Jean Cocteau & Jean Marais - Les choses sérieuses - Dernier livre de Isabelle Bauthian - Précommande & date de sortie | fnac

Après le couple Simone Signoret et Yves Montand, Derrière le rideau, nous allons faire plus ample connaissance avec deux hommes qui auront marqué de leur empreinte, le monde des arts.

Couverture Simone Signoret - Yves Montand - Derrière le rideau

Comment est né le projet Les choses sérieuses au sein de la nouvelle collection Dyade chez Steinkis ?

L’idée de ce projet pour la collection Dyade avait déjà été posée. J’ai été contactée par Sélina Salvador l’éditrice et Isabelle Bauthian la scénariste. Elles m’ont demandé si j’étais d’accord pour le mettre en images et à partir de là, on a commencé à collaborer, puisque c’était un oui enthousiaste de ma part.

« J’ai donc découvert Cocteau dans son intimité et sa personne, de même pour Marais et je me suis vraiment attachée à eux. Des personnes délicieuses à rencontrer. »

Quelle était ta connaissance des deux personnages, Jean Cocteau et Jean Marais ?

Je ne les connaissais pas aussi bien que maintenant. Cocteau je l’avais déjà lu et j’ai grandi en regardant La Belle et La Bête. Mais c’est surtout son travail de dessinateur que j’admire. Jean Marais, je l’avais vu dans ce même film ainsi que dans Le Bossu.

La Belle et la Bête un film de Jean Cocteau pour quel âge ? analyse dvd  Le bossu - André Hunebelle - Jean Marais, Bourvil, Sabina Selman - Gaumont

J’ai donc découvert Cocteau dans son intimité et sa personne, de même pour Marais et je me suis vraiment attachée à eux. Des personnes délicieuses à rencontrer.

Sais-tu pourquoi ce couple en particulier a été choisi pour figurer dans cette collection ?

C’est en raison d’un contexte historique, qui est l’angle principal du livre. Comment ils ont vécu leur vie individuelle, leur vie de couple en marge de la Seconde Guerre mondiale. Comment ils ont eu une vie quasiment normale, alors que le conflit faisait rage, dans un Paris occupé où la bourgeoisie arrivait quand-même à vivre. La culture était présente et comme le titre l’indique, il y avait cette ironie de Cocteau qui qualifie l’Art de chose sérieuse et la guerre de chose frivole.

Cet angle était intéressant avec leur couple. En tant que couple, ils étaient passionnants. Un des premiers couples ouvertement homosexuels en France. Un couple exceptionnel sous de nombreux aspects.

Jusqu’à présent tu avais travaillé seule sur Tanz !, avais-tu envisagé de travailler en collaboration avec quelqu’un d’autre ?

C’est une des raisons pour lesquelles ce projet m’a intéressée, c’était l’occasion de faire cette expérience. En général, je préfère travailler seule, même quand j’étais en école d’art. Mais le scénario d’Isabelle était enthousiasmant, les échanges que nous avons eus ne pouvaient augurer que du bon.

Couverture Tanz ! + ex-libris offert

Pour mon prochain livre, ce sera à nouveau un projet solo.

As-tu eu besoin d’un temps de réflexion pour accepter ce projet ?

C’est un projet auquel j’ai répondu oui tout de suite. Je travaillais déjà sur mon autre projet plus long et plus personnel, je l’ai donc mis en pause pour travailler sur celui-ci.

« On reconnaît sa gestuelle et sa façon de parler avec les mains. Je les ai mises en avant, il les aimait beaucoup et les mettait beaucoup en avant. »

Comment dessine-t-on des personnages qui ont réellement existé ? Ton but était-il qu’ils soient vraiment ressemblants ?

Cela a été un grand challenge pour moi, je voulais trouver cet équilibre entre le fait qu’on les reconnaisse mais que ce soit mon dessin. Ça a été très compliqué pour moi sincèrement. Cocteau a un visage très particulier et facilement « caricaturable ». On reconnaît sa gestuelle et sa façon de parler avec les mains. Je les ai mises en avant, il les aimait beaucoup et les mettait beaucoup en avant. Son maniérisme m’a aidé.

Jean Cocteau b Meurisse 1923.jpg

Le plus difficile a été pour Jean Marais. Quand on fait une recherche picturale à son sujet, on trouve des portraits de lui à la quarantaine, la période de cape et d’épée. Les portraits étaient très ampoulés et c’est souvent l’image qu’on a de lui. Alors que dans ses premiers films, on découvre une personne qui sourit beaucoup, plein d’énergie, complètement solaire. Un personnage un peu fou bondissant. Il fallait qu’on le reconnaisse, c’était un très bel homme.

Description de cette image, également commentée ci-après

Dans le livre, j’ai associé Marais le solaire à la couleur rouge et Cocteau le neurasthénique au bleu.

« Je tombe toujours un peu amoureuse de mes personnages. »

Cela t’a donc pris du temps ?

Pour Cocteau c’est arrivé quasi immédiatement alors que pour Marais, je vois même une évolution de sa tête en parcourant l’album. J’ai commencé par regarder des photos pour reprendre les traits, puis j’ai regardé des films. Il souriait tout le temps.

Ce sont deux personnages très attachants quand on les découvre dans leur intimité. Je tombe toujours un peu amoureuse de mes personnages. Et je ne voulais plus rien faire d’autre que d’être chez moi et travailler sur eux, lire leurs livres, regarder leurs films. Ça avait un petit côté obsessionnel. Comme Cocteau quand il parlait de son processus de travail, comme d’un tunnel. J’ai aussi fait des tunnels de travail où je ne pensais qu’à ça. Mais c’est ma façon de travailler et je me suis beaucoup identifiée à Jean Cocteau en le découvrant plus intimement.

Pourquoi avoir choisi cette période 1937 – 1945 qui peut être très critique à leur égard ?

C’était la volonté de base d’Isabelle, de les montrer dans toutes leurs nuances. On a tendance à qualifier un peu rapidement le comportement de Cocteau pendant la guerre, sans en connaître les tenants et les aboutissants. Il n’y a eu aucun acte de collaboration de sa part, des erreurs de jugement assez monumentales. C’était difficile de ne pas prendre partie. Je me suis demandée si j’aurais fait autrement.

De plus, il y avait cet élément de lecture, tout le monde savait qu’il était homosexuel, une des minorités ciblées par les nazis, en danger de mort constant. C’était un personnage assez particulier, avec de la provocation, et ses considérations de poète. Il accordait beaucoup d’importance à l’amitié et ce sont ces liens qu’il a privilégiés. Quand on est homosexuel pendant l’Occupation, on n’a peut-être pas envie de faire des vagues. Certains artistes étaient à côté de la plaque sur la réalité de l’actualité.

Marais s’est engagé, il a tabassé un journaliste collaborateur, mais c’était à un moment où ce n’était plus très risqué. Était-ce de l’opportunisme ? Cocteau avait des liens avec des artiste nazis comme Arno Breker, mais il a également signé une pétition contre l’antisémitisme. Dans des cas extrêmes comme la guerre, comment peut-on juger ? La grande majorité des gens se débrouille pour survivre. Et pour les artistes, se débrouiller pour continuer à créer.

Pourquoi avez-vous choisi d’intégrer tous ces extraits d’articles de journaux ?

Isabelle a fait une grande partie de ses recherches via la presse de l’époque. Elle a une affection particulière pour la presse et dans les documents qu’elle m’a fournis, il y avait des dizaines de pages provenant de RetroNews (site de presse de la BnF). Elle voulait trouver un moyen de les intégrer pour montrer graphiquement l’actualité de cette presse et ce couple qui vivait à côté. Il y a à la fois des articles politiques, mais d’autres beaucoup plus légers et drôles.

Ça permettait également de montrer combien la presse collabo avait démonté Cocteau et de remettre les choses en perspective.

Avec notre éditrice, Isabelle et moi nous sommes mises d’accord sur ce système graphique-là. Certains articles sont presque illisibles, mais il fallait que la presse de cette époque ait cette présence. C’était le moyen d’information principal de cette période. J’ai intégré tous ces articles après avoir tout dessiné. J’ai donc passé deux ou trois semaines à éplucher tous ces articles. J’avoue que ça a influencé mon moral de passer mes journées à lire des propos antisémites.

Au début de l’album tu as dessiné comme Cocteau le faisait. Aurais-tu envisagé de le faire sur tout l’album ?

J’y ai réfléchi, Cocteau étant un de mes dessinateurs préférés. Mais ça n’aurait pas eu de sens de faire du Cocteau, qui peut le faire ? Je voulais lui rendre hommage et cela s’est fait avec ma façon de dessiner. J’ai ajouté plus de traits par rapport à Tanz !. Le dessin de Cocteau était dans l’urgence et la spontanéité. J’ai voulu que mon dessin ait de ça. Je voulais garder cet esprit-là. Pour tous ceux qui font du Cocteau, le résultat est plutôt mitigé.

Guernica figure également dans cet album.

J’ai été un peu embêtée quand j’ai lu dans le scénario qu’il fallait que je dessine Picasso parce que je ne le porte pas particulièrement dans mon cœur. Depuis quelques années, on parle de qui il était en tant qu’être humain. Il était d’ailleurs odieux avec Cocteau et l’humiliait régulièrement en public. Quand il avait été contacté pour sauver Max Jacob, Picasso aurait rétorqué : “Il n’a qu’à sauter par le fenêtre” (page 116). On ne peut pas nier l’importance du tableau Guernica, mais on ne peut pas nier à quel point c’était un salaud.

Guernica, 1937

Cet album, avec cette fin, permet de montrer une nuance sur Cocteau et son positionnement pendant la guerre. Il n’était pas collabo. C’était beaucoup plus complexe que ça. En revanche, dire que la guerre est quelque chose de frivole et que l’art est quelque chose de sérieux, confirme que Cocteau était quelqu’un d’extrêmement privilégié, venant d’une famille bourgeoise, faisant partie de l’élite culturelle d’une époque. Son éloge à Breker est certes une erreur et c’est une erreur qu’on peut difficilement se permettre dans ce genre de climat. Le scénario d’Isabelle permet de ne pas juger mais de montrer quand-même la réalité et ses conséquences.

« Ces artistes avaient un statut privilégié. »

Pourquoi avez-vous choisi ce titre Les choses sérieuses ?

Le premier titre devait être Les deux Jean, mais il existait déjà. Ce titre résume très bien le propos figurant en quatrième de couverture. Jean Cocteau disait refuser “de se laisser distraire des choses sérieuses par la frivolité dramatique de la guerre…”. Cela résume parfaitement bien la pensée hors-sol de Cocteau sur l’actualité.

On parle de deux personnes extrêmement privilégiées, pour qui la vie pendant l’Occupation a été presque normale. Ce qui n’était pas le cas pour le reste de la population ou pour les homosexuels qui étaient anonymes. Ces artistes avaient un statut privilégié.

 

Merci beaucoup Maurane de nous avoir accordé ce moment d’échanges pour nous parler de Les choses sérieuses ton nouvel album, malgré ton emploi du temps très chargé pendant ce festival d’Angoulême 2023.

Entretien réalisé le samedi 28 janvier 2023 à Angoulême
Article posté le samedi 11 février 2023 par Claire Karius

Les choses sérieuses d'Isabelle Bauthian et Maurane Mazars chez Steinkis
  • Les choses sérieuses, Jean Cocteau & Jean Marais
  • Scénariste : Isabelle Bauthian
  • Dessinatrice : Maurane Mazars
  • Éditeur : Steinkis
  • Collection : Dyade
  • Prix : 20,00 €
  • Parution : 16 février 2023
  • ISBN :9782368465844

Résumé de l’éditeur : Paris, 1937. Jean Cocteau, artiste génial, connu et reconnu, fait la rencontre d’un jeune aspirant comédien, Jean Marais. Souvent réduite, avec un brin de condescendance, à une relation de pygmalion et de muse, la relation des deux hommes s’avère bien plus profonde. Face à la guerre qui menace puis éclate. Cocteau refuse de se « laisser distraire à aucun prix des choses sérieuses par la frivolité dramatique de la guerre ». Ce n’est alors pas l’intellectuel privilégié qui fait le choix de l’engagement mais le jeune premier qui réagit avec ses tripes, son courage et son intelligence…

À propos de l'auteur de cet article

Claire Karius

Passionnée d'Histoire, j'affectionne tout particulièrement les albums qui abordent cette thématique. Mais pas seulement ! Je partage ma passion de la bande dessinée dans l'émission Bulles Zégomm sur Radio Tou'Caen et sur ma page Instagram @fillefan2bd.

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