Quentin Rigaud : puiser dans la nature

À travers Mortesève, une série de fantasy débutée en mai 2023 au paysage foisonnant de végétation, Quentin Rigaud chante son amour pour la nature autant qu’il raconte une touchante histoire de fratrie et un drame écologique à nous faire tinter les oreilles. Rencontre avec Quentin Rigaud, au Festival International de la Bande Dessinée 2024. 

Mortesève tome 1 de Quentin Rigaud (Casterman)

Votre série Mortesève prend racine dans les fondamentaux écologiques, c’était déjà le cas avec votre première bande-dessinée, Stigma. Ce sont des thématiques qui vous sont chères ?

Dans Stigma, certaines thématiques sont liées à l’écologie mais c’est plutôt une arborescence de problématiques. C’est difficile d’en distinguer une plus que les autres. Pour Mortesève, l’écologie est centrale. C’est à partir de cette notion que j’ai structuré l’histoire. Je ne sais pas si on peut dire que j’ai établi un parallèle direct avec ce qu’on vit, mais en tout cas, ce sont des questionnements que j’ai personnellement. 

Entre Stigma, votre première bande dessinée sortie chez Casterman en 2022, et Mortesève, vous enchaînez les projets, notamment avec votre participation à Midnight Order au Label 619.

J’étais encore étudiant quand j’ai fait la moitié de Stigma. La démarche de publication a ensuite été un peu périlleuse car le projet a une forme un peu particulière.  

Stigma - Quentin Rigaud

Très vite après avoir fini Stigma, j’ai écrit le premier chapitre d’un nouveau projet que je voulais faire, “Les enfants du Limon” , qui se déroule dans le même univers. J’ai fait une vingtaine de pages que j’ai présentées à Casterman. Ils m’ont répondu que c’était un peu trop tôt pour faire le spin-off d’une bande dessinée qui n’est pas encore sortie.

J’ai ensuite travaillé sur les bonus de Stigma qui font 56 pages, donc deux chapitres supplémentaires. Ce refus m’a pris de court car j’avais prévu de bosser un an sur “Les enfants du Limon” afin de préparer Mortesève qui était loin d’être prêt. J’avais quelques graines d’idées, mais ce n’était pas assez clair. Donc tout s’est accéléré d’un coup. J’ai pris deux mois pour construire l’univers et écrire. Puis j’ai démarché très rapidement Casterman. J’ai eu une réponse dans les quatre mois suivants et j’ai commencé à dessiner tout de suite. Mais Mathieu Bablet m’a contacté dans la foulée pour son projet. Au mois de juin, j’avais deux chapitres de Mortesève et je participais à Midnight Order

Cela a été assez intense. Mais comme la bande dessinée est un milieu assez précaire, si on s’arrête, c’est compliqué. Donc j’adapte mon travail en fonction de ça. Je prends en compte la rémunération et le temps qu’il me faut sur chaque album. Par exemple, Mortesève me prend à peu près sept mois par album. Parfois, je fais des concessions. Pas sur l’écriture mais sur le dessin qui devient plus nerveux.

Comment s’est déroulée votre collaboration sur Midnight Order ? 

J’ai surtout travaillé avec Mathieu Bablet. Le projet a été repensé lorsque le Label 619 est passé d’Ankama à Rue de Sèvres. Mathieu Bablet m’avait contacté à l’origine en 2018 pour le tome 6. Dans la nouvelle mouture de la série devenue Midnight Order, je réalise la dernière histoire du recueil, “Dans le jardin du Diable”. J’étais un peu intimidé, mais c’était très chouette. La collaboration s’est très bien passée.

Je n’avais jamais travaillé sur le scénario de quelqu’un d’autre et j’ai trouvé ça très clair. J’étais en marge des autres dessinateurs car la plupart des autres histoires du recueil étaient déjà bouclées. Ce qui m’a permis d’avoir beaucoup de ressources, c’était intéressant.

Je me suis amusé également lorsqu’on a dû changer la fin au milieu de l’été. Nous avons modifié certaines planches, supprimé d’autres, fait de nouvelles pour que ça colle à la fin telle qu’elle est aujourd’hui.  

Quelles étaient les idées qui vous ont amené à l’histoire et l’univers de Mortesève ? 

Je m’inspire surtout d’œuvres que j’ai lues ou jouées, et dont certaines images me restent en tête. Par exemple, l’idée de la sève, un liquide qui permet de développer des pouvoirs en colmatant une plaie, m’a été inspirée par le kintsugi. C’est l’art japonais qui consiste à réparer des porcelaines cassées avec de l’or en laissant apparaître les fêlures.

J’ai également beaucoup apprécié l’idée d’avoir de grandes divinités comme dans le jeu Shadow of the Colossus qui est peuplé de grandes créatures, ou encore le manga Land de Kazumi Yamashita – tout juste sorti en janvier 2024 chez Mangetsu. Un épisode de l’émission Manben de Naoki Urasawa, se déroule dans l’atelier de l’autrice Kazumi Yamashita. J’ai été captivé par son dessin. À l’époque j’avais été stupéfait de découvrir qu’elle n’avait jamais été éditée en France jusqu’en 2024. 

 

 

Lors de vos streams sur Twitch, on découvre que vous entretenez des carnets d’idées. Comment les utilisez-vous dans la construction de l’univers de Mortesève ? 

C’est un outil qui m’accompagne. Je prends beaucoup de notes. Au début, c’est le bazar, il y a des idées partout. Je construis mes idées au fur et à mesure que je les remplis.

J’ai vraiment besoin de lâcher prise et de laisser faire mon cerveau. Notamment pour des détails comme les vêtements. Ce n’est pas quelque chose de calculé. En dessinant, j’essaie des choses. Des formes naissent. Si je les trouve intéressantes, je les décline et j’en garde quelques-unes. Cela m’aide beaucoup à structurer mon récit. Quand je dessine une BD, j’ai toujours mes carnets ouverts à côté de moi pour m’y référer, me rappeler qu’à tel ou tel endroit du récit j’avais prévu tel ou tel élément.

J’ai plusieurs carnets pour Mortesève. Par exemple, j’ai un carnet uniquement pour les arbres. Celui-ci n’a pas beaucoup de pages mais il est assez dense car j’ai décrit chaque arbre de l’univers avec les propriétés de la sève, du bois… J’en ai parlé dans mon stream sur Twitch et les visionneurs [en anglais dans le texte, ndlr] me proposaient des idées que j’ai parfois intégrées au carnet, sans pour autant les décrire dans le récit de Mortesève. Car ce n’était pas forcément utile à la compréhension de l’histoire. C’est surtout utile pour m’aider à construire l’univers. J’ai aussi un carnet pour les villes que l’on parcourt et les styles vestimentaires qu’on y trouve, les décors, et cetera. 

Vous commencez par l’univers avant d’écrire le récit ? 

Les visuels se mélangent aux premières idées. C’est du « laisser-aller » jusqu’à construire quelque chose de concret. J’aime beaucoup faire des cartes mentales. J’écris plein de mots que je connecte les uns aux autres pour faire apparaître les liens entre les personnages et entre les enjeux. 

En parlant de carte, le tome 2 dévoile une carte d’une partie du monde de Mortesève. Mais elle ne l’était pas dans le tome 1. Pourquoi avoir choisi de ne pas mettre cette carte dans le tome 1 et qu’est-ce qu’elle apporte au tome 2 ?

Avant de commencer le récit, j’ai structuré la carte pour moi.

Dans l’univers de Mortesève, de grandes divinités parcourent le monde de façon cyclique et automatique, toujours selon le même schéma. J’ai construit la carte pour comprendre comment fonctionnait chaque population selon le passage de ces divinités. Tout n’est pas détaillé dans la bande dessinée mais cela a un impact sur les personnages. 

[rire] Je ne sais pas pourquoi j’ai pris la décision nulle de ne pas mettre de carte dans le premier volume. J’ai dû me dire que c’était cliché de mettre des cartes dans un récit de fantasy. 

J’ai rectifié le tir dans le tome 2 en y mettant la fameuse carte. Elle ne représente pas l’ensemble de l’univers de Mortesève, mais permet de se rendre compte de la distance qui sépare les personnages. J’ai également ajouté le nom des villes lorsqu’ils arrivent dans un nouvel endroit et les pages inter-chapitres qui détaillent quelques éléments de l’univers. J’ai voulu rendre le monde de Mortesève plus accessible à mes lecteurs

Est-ce que vous aviez prévu que l’univers de Mortesève devienne aussi dense ? 

Oui, mais au bout d’un moment j’avais l’impression de jouer au tennis tout seul. Je me suis dit qu’il fallait que je donne plus de clés de compréhension. Je pense que globalement le tome 1 est assez clair mais qu’il provoque aussi une petite frustration de ne pas avoir de vision d’ensemble de l’univers. 

Un élément culturel de l’univers de Mortesève qui détonne, ce sont les coupes de cheveux des personnages … 

[rire] Oui ! Quand je dessine des personnages, j’ai envie de m’amuser donc j’essaie des choses. C’est comme quand je dessine des plantes. J’essaie des formes et je me dis “ah ! ça, ça marche bien”. Mais c’est vrai que l’héroïne a une coupe vraiment particulière. Quand je la dessine de trois-quarts, on dirait qu’elle a une sorte de calvitie bizarre, alors que c’est simplement sa coupe de cheveux. 

J’ai vraiment envie de m’amuser avec les formes et les morphologies. J’ai envie de ne pas m’ennuyer en dessinant des personnages. 

Qu’est-ce que vous entendez par “dessiner les personnages comme des plantes” ?  

J’ai fini par ressentir une sorte de lâcher-prise à force d’essayer de reproduire le désordre de la nature. Je l’ai beaucoup dessinée, si bien que j’avais du mal à dessiner des personnages. Pour m’amuser à en faire, j’ai compris qu’il fallait que je retrouve les sensations que j’avais en dessinant la nature dans mes croquis de personnages. Des formes un peu plus spontanées, « lâchées ». C’est un travail que je continue de faire. 

Mortesève tome 1 de Quentin Rigaud (Casterman)

Pour Mortesève, je dessine au critérium. C’est un outil qui me plaît car il est souple. Le papier est lisse et le critérium n’est pas arrêté par quoique ce soit. Sur Stigma, tout était encré. C’était un encrage au feutre-pinceau et au stylo. J’avais un style qui était beaucoup plus fermé, beaucoup plus propre. Sur Mortesève, le dessin est plus détaillé, mais je ne voulais pas me perdre dans un style trop réaliste. Donc j’ai essayé de dessiner plus vite, de façon plus spontanée et nerveuse. Par endroits, c’est presque plus cassant. C’est ce que j’entends quand je dis un style plus « lâché ».

 La nature est toujours un environnement que vous observez et dessinez beaucoup aujourd’hui ? 

J’aime beaucoup me promener. À mon sens, même lorsqu’on ne dessine pas la nature, on est quand même influencé par des formes, des détails. Parfois, je bloque sur une forme. C’est parfois lourd pour mes proches qui m’accompagnent [rire]. Mais quand je me promène avec d’autres amis dessinateurs, on bloque sur les mêmes choses, donc je me dis que ça va. 

J’aimerai beaucoup avoir la même fascination pour les animaux car je suis mauvais pour les dessiner…

Je trouve la nature très fascinante, toutes ses formes, et surtout, j’adore l’exercice de style pour réussir à la faire ressentir dans le dessin. 

Comment avez-vous construit les corps et les noms des divinités de Mortesève ? 

Chaque divinité porte le nom d’un instrument de musique. Je les ai construites selon ce que m’inspirait l’instrument d’origine. Par exemple, Hang est inspiré du Handpan, qui pour moi a des sonorités très festives, Harp est inspiré de la Harpe qui est un instrument d’eau, pour moi c’était évident. J’ai passé plusieurs jours à écouter des instruments et à croquer les divinités de Mortesève. 

Mortesève tome 1 de Quentin Rigaud (Casterman)

Pour la forme des divinités, je voulais surtout m’éloigner de Shadow of the Colossus. Donc je me suis inspiré des sculptures de ma grand-mère, qui est sculptrice. J’ai grandi avec ses œuvres et j’y ai trouvé des formes assez intéressantes. Par exemple, le cou de Hang, long et très creux. Ou encore l’idée de façonner les divinités avec une structure osseuse recouverte d’une texture un peu matelassée et écailleuse, comme un cuir de reptile. 

On a l’impression que tous les chapitres ont une colorimétrie différente, pourquoi ?

C’est le cas. Cela me vient d’une amie coloriste, Katrine Avraam, qui a travaillé sur la couverture de Stigma. Au départ, Stigma était en noir et blanc sous forme de fanzine et Katrine Avraam me faisait la colorisation des illustrations de chapitre. Quand j’ai commencé à faire la colorisation de l’album pour sa publication, j’ai repensé à sa philosophie que j’aime bien : Il n’y a pas de raison à la couleur, le ciel peut aussi bien être jaune que vert. Proposer une ambiance est plus fort que reproduire des choses que l’on connaît déjà. J’aime le côté rafraîchissant que ça a. Dans Mortesève, les changements d’ambiance sont effectivement très tranchés, mais au moins ça rend l’album rafraîchissant. L’œil ne va pas s’ennuyer. Même si, c’est vrai que des lecteurs m’ont dit que c’était peut-être un peu trop intense dans le tome 1… [rire] ça se calme dans le tome 2. Au final, j’aime beaucoup avoir une palette par chapitre pour avoir une ambiance qui colle avec le récit. 

Pourquoi axer Mortesève autour des personnages d’Avine et Kahl ? 

Ce qui m’intéressait surtout c’était de raconter une relation frère et sœur. Au départ, l’histoire ne devait pas commencer 20 ans avant les événements de Mortesève. Elle devait commencer au chapitre 2, mais en discutant avec un ami, j’ai finalement trouvé plus pertinent de commencer 20 ans en arrière, lorsqu’Avine et Kahl sont enfants. Ce qui les rendait aussi plus attachants et leurs liens plus forts pour le lecteur. Le tome 2 suit cette idée, c’est davantage une tranche de vie autour d’eux que la grande histoire de Mortesève

Mortesève est prévu en 3 tomes ?

Oui, mais parce que j’ai dû me réadapter. Comme le premier et le second tome n’ont pas eu le succès que Casterman espérait, la maison d’édition n’a pas souhaité poursuivre le projet. Quand la décision est tombée, j’avais déjà plusieurs planches de prêtes sur les 130 que j’avais prévues. Donc je leur ai proposé une alternative : finir l’histoire sur ce tome 3 avec un ajout de 80 pages qui me permettaient de conclure correctement. Même si cet apport de 80 pages n’est pas rémunéré, c’est l’option que nous avons retenue. Je suis déçu, mais je voulais finir Mortesève sans regret.

Le tome 3 devait sortir en janvier 2025, mais ce sera finalement plutôt pour l’été.

Vous avez d’autres projets en perspective ?

Je termine un projet à quatre mains avec Tutank, une amie illustratrice dont c’est la première bande dessinée. Il s’intitule « Le Tombeau de la comète« , dans le label Combo chez Dargaud. C’est une bande dessinée de Médiéval fantastique. Je dessine à l’encre tout ce qui appartient au monde des humains et Tutank dessine à la peinture numérique tout ce qui a été altéré par une comète, les créatures et la flore ainsi que la magie. « Le Tombeau de la comète » doit sortir en 2026.

Le tombeau de la comète - Quentin Rigaud & Tutank

Article posté le mardi 21 janvier 2025 par Marie Lonni

  • Mortesève T1 & T2
  • Auteur : Quentin Rigaud
  • Éditeur : Casterman
  • Prix : 22€
  • Sortie : Mai 2023
  • Pagination : 160 pages
  • ISBN : 9782203248045

Résumé de l’auteur : Dans un monde régulé par des créatures gigantesques et quasi divines, la découverte des propriétés de leur sang va faire basculer le fragile équilibre de la vie. Suite à la disparition soudaine de tous les habitants de son village, Avine part à la recherche de Hang, l’instrument responsable de la fertilité, pour comprendre ce qu’il s’est passé…

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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