Teasés lors du Festival International de la Bande Dessinée 2024, les deux nouveaux projets de Mathieu Bablet réaffirment la volonté d’évolution du Label 619. Le Label en mal de nouvelles plumes ouvre-t-il les bras aux nouvelles générations ? Comment, à travers Midnight Order – conclusion de la saga méconnue de Midnight Tales – Shin Zero et Silent Jenny, l’auteur s’engage pour un avenir féministe et écologique ? Entretien avec Mathieu Bablet : la BD entre génération, écologie et féminisme
Midnight Order est une bande-dessinée résolument féministe, mais elle a eu un parcours difficile. C’est un One Shot qui conclut une série initialement sortie chez Ankama, les Midnight Tales. La série en 4 volumes rassemble des histoires courtes dans le même univers, écrites par plusieurs auteurs et autrices différentes. Comment expliques-tu ce parcours difficile ?
J’aimais beaucoup le projet Midnight Tales, même s’il était chronophage. J’y croyais.
Mais la série a raté son public.
Le Label 619 a un lectorat très masculin et avant la sortie de Midnight Tales, je ne m’en étais pas réellement aperçu. C’est un public plus habitué aux anthologies comme Doggy Bag et Low Reader. Mais beaucoup moins habitué aux recueils de nouvelles comme Midnight Tales où ce sont des héroïnes portées par des références que j’affiche : Buffy contre les vampires et les Magical Girls. Forcément, il y a tout un pan du public du Label à qui ça ne parle pas.
Pour donner un ordre d’idée, le premier tome s’est vendu à 8 000 exemplaires, le second à 6 000, le troisième à 4 000 et le quatrième, peut-être autour de 3 000 exemplaires. Ce n’est plus du tout rentable.
Déjà à l’époque d’Ankama nous avions réduit nos ambitions. À l’origine, nous avions prévu 10 tomes, puis nous avions progressivement réduit à 8 puis 6. Quand le Label 619 est arrivé chez Rue de Sèvres en 2021, nous voulions apporter une fin à l’histoire par respect pour les lecteurs et lectrices. Il restait des questions auxquelles il fallait répondre pour conclure l’intrigue. Mais pour que cette fin trouve son public, nous devions changer de format.
Midnight Tales parle de sorcières, donc faire un livre “Grimoire” nous semblait très intéressant. Cela incluait une pagination plus grande et l’obligation de terminer la série en un volume. Pour moi c’était un challenge.
J’ai récupéré les histoires qui ont été faites pour le tome 5 de Midnight Tales initialement prévu et les ai intégrées à une trame principale pour construire l’intrigue de Midnight Order. Cela représente au total huit ou neuf histoires. La contrainte était que Midnight Order devait à la fois être convenable pour les lecteurs et lectrices de Midnight Tales, mais aussi être une porte d’entrée pour les personnes qui découvrent l’univers. C’était un enfer à écrire !
Mais finalement, Midnight Order a vraiment bien marché. C’était probablement la bonne stratégie. En janvier 2024, on comptait environ 20 000 exemplaires vendus. Cela veut dire qu’il y a tout une partie du lectorat qui ne connaît l’univers Midnight que par Midnight Order.
Sur ce projet, tu as été à la fois auteur et dessinateur mais aussi coordinateur entre les différents participants. Comment as-tu vécu ce nouveau rôle ?
Pour Midnight Tales, j’avais réalisé une bible graphique et littéraire qui bornait l’univers de sorte que tout le monde puisse s’en emparer et écrire quelque chose. C’est ce qui a permis de faire participer de nombreux scénaristes différents sur les quatre tomes de Midnight Tales.
Sur Midnight Order, nous étions en économie de guerre. Nous avions une date butoir. Il fallait aller à l’essentiel et atteindre la fin du scénario. C’est pour cela que je signe sept des huit scénarios. Il n’y a pas eu de table ronde pour Midnight Order comme pour Midnight Tales. Je suis allé voir les auteurs directement pour leur donner leur scénario.
Cependant, je tiens à préciser que je ne suis pas allé voir des auteurs au hasard. Je suis allé voir des auteurs que j’admire et dont j’admire le travail comme Claire Fauvel et Daphné Collignon. J’avais vraiment envie de travailler avec elles et je suis vraiment content que ça ait pu se faire. Bien sûr, j’ai ajusté la répartition des parties à dessiner selon les appétences et le style de chacun. Par exemple, je n’allais pas donner une partie de scène d’action à Daphné Collignon. Ce n’est pas son style de dessin, ni le ton qu’elle donne à ses propres histoires. Sur cette partie, on est plus sur une ambiance à la Edgar Allan Poe.
Je ne pensais pas que ce serait si difficile quand je me suis lancé dans le projet. Au-delà de la relation entre auteurs, ça m’a obligé à penser en terme de fabrication, de maquette et, c’est bête, mais en terme de stratégie marketing. Je me suis attelé à beaucoup de tâches que je ne connaissais pas. Cela a été hyper formateur !
Je trouve aussi que c’est une bonne méthode pour affronter son syndrome de l’imposteur. J’ai donné des conseils à des collègues sur leur production alors que ma propre production est éminemment perfectible. Mais il fallait le faire parce que ça fait partie du travail.
Est-ce qu’en faisant cela que tu t’es aperçu qu’il y avait déjà une nouvelle génération d’auteurs ?
Oui, complètement.
C’est Run qui a eu cette idée dès le départ. Il faut dire qu’au Label, on a une volonté de transmission. Cela fait 15 ans qu’on fait de la bande dessinée, on a de l’expérience. Ce n’est pas parfait, mais c’est une expérience qu’on peut maintenant transmettre aux jeunes générations.
C’était évident pour Run quand il a lancé Doggy Bags. Le but était de permettre à des jeunes de faire des récits courts pour mettre le pied à l’étrier. C’était tout aussi évident pour Florent Maudoux, Guillaume Singelin et moi-même lorsqu’on est entrés dans la gestion du Label.
Vous avez choisi de changer la fin initiale de Midnight Order. Pourquoi ?
La fin a été la partie la plus dure. Je savais déjà que je ne voulais pas changer l’épilogue avec Johnson et Sheridan, les deux héroïnes principales. C’était le fil rouge depuis le début. Mais à propos de la trame de l’Ordre de Minuit… ça a été plus compliqué.
À l’époque où la série devait faire 10 tomes, il y avait vraiment l’idée qu’il fallait détruire l’Ordre de Minuit et repartir sur des nouvelles bases. Mais je savais que je n’aurais pas assez de place pour écrire cette fin dans un seul tome. Donc quand Quentin Rigaud – qui a dessiné la fin de Midnight Order – a fait ses pages, je devais trouver comment nous débarrasser de l’antagonisme initialement introduit dans Midnight Tales dans une belle fin. Finalement, j’ai eu une solution assez tard. Quentin Rigaud avait déjà fait ses planches, mais il a eu la gentillesse de bien vouloir recommencer.
Nous avons eu l’idée d’aller vers une nouvelle génération de sorcières qui rebat les cartes. Elles détruisent le manichéisme entre la sorcellerie naturelle incarnée par Sheridan et la sorcellerie ordonnée incarnée par Johnson. Cette version a été assez difficile à dénicher mais je la trouve satisfaisante.
Ce n’était pas une évidence dès le départ, mais à mon échelle personnelle, je voulais forcément un message féministe derrière l’histoire. Dans la version 10 tomes, le groupe de filles, que le lecteur suit, détruit la magie. Ce n’est donc plus la responsabilité des femmes de devenir sorcières pour affronter les monstres. Cela devient la responsabilité de tout le monde. Ce qui signifiait aussi : impliquer les hommes là-dedans. Mais on s’en fiche des hommes dans Midnight Order. Il n’y en a pas, et ce n’est pas plus mal.
Dans la réalité, il y a plusieurs générations de féminisme et d’approches différentes. Je suis loin de toutes les connaître ou de toutes les appréhender correctement. Par exemple, le féminisme intersectionnel ou décolonial sont des courants que je ne maîtrise pas ou largement pas assez. Ce sont des féminismes différents de celui que l’on m’a enseigné enfant. Aujourd’hui, je préfère faire confiance aux jeunes qui se sentent concernés par ces thématiques. Donc je suis content que le message de Midnight Order soit finalement celui-là.
Tu expliquais que Midnight Tales a raté son public car ce dernier est principalement masculin et ne s’identifie pas forcément aux enjeux de la série. Mais pourquoi choisir de raconter l’histoire d’une bande de filles à l’origine ?
Parce que je me suis sentie bête quand après Shangri-La, on m’a fait remarquer que toutes mes histoires sont des histoires d’hommes. La Belle Mort raconte l’histoire d’un trio d’hommes. Le héros d’Adrastée est un homme aussi et dans Shangri-La, rebelote. Et je ne l’ai pas fait exprès !
En toute innocente connerie, je n’avais pas fait exprès. Avec Shangri-La, j’ai pris conscience qu’il fallait que je fasse attention. En tant que créateur de l’imaginaire, j’ai la responsabilité de devoir poursuivre des réflexions autour de schémas de pensée qui existaient et qui tendent à évoluer.
Depuis, j’essaie d’évoluer. Carbone et Silicium s’articule autour d’un duo, mais je considère Carbone comme héroïne principale. Et pour ma prochaine BD, Silent Jenny, le personnage principal est une femme.
En termes d’écriture, pour les auteurs, ça ne change rien. On peut écrire des personnages complexes qu’ils soient féminins ou masculins. Ils et elles peuvent avoir le même cheminement psychologique. Donc objectivement, pourquoi ne pas le faire ? C’est l’une des raisons pour lesquelles Midnight Tales et Midnight Order existent.
Une autre raison, c’est que je suis assez fan de Lovecraft. Pas de la personne, mais de son imaginaire. J’avais d’une part envie de me rapprocher du genre horrifique sans faire de l’horreur. D’autre part, j’avais envie d’écrire des histoires courtes et de me pencher sur des imaginaires de différents pays. J’étais convaincu qu’il y avait des choses passionnantes.
Mon amour pour Buffy contre les vampires et les Magical Girls m’a ensuite poussé à m’inspirer des sorcières. D’autant plus qu’avec les sorcières, on pouvait insuffler une dimension sociale au projet.
La figure des sorcières n’a fait qu’évoluer avec le temps. Avec elle, on peut explorer la façon dont les sorcières ont été perçues à travers l’histoire, mais aussi – indirectement – la façon dont les femmes ont été perçues tout au long de nos différentes sociétés. Midnight Tales et Midnight Order m’ont permis d’aborder le sujet à mon échelle.
Notamment par le biais des articles que l’on a disséminés dans l’histoire, écrit par Claire Barbe, autour de la magie à travers le temps. Ils vont de la préhistoire aux sorcières sur Tik Tok.
Dans tes première bandes dessinées, de La Belle Mort à Shangri-La, tu dépeins une vision plutôt pessimiste du groupe. Pourquoi est-ce différent dans Midnight Tales et Order ?
(*rire*) Parce-que j’essaie de me soigner.
D’ailleurs, mes prochains projets que ce soit Shin Zéro – avec Guillaume Singelin – et Silent Jenny, ce sont au contraire des histoires de collectif. C’est un changement que j’amorce dans Carbone et Silicium, à travers le message de fin et la dynamique des deux personnages principaux. J’ai eu un véritable cheminement de pensée entre ma première bande dessinée, La Belle Mort, et aujourd’hui.
La Belle Mort racontait l’histoire de personnages qui survivent par eux-mêmes. Aujourd’hui, grâce à une prise de conscience un peu tardive, j’essaie plutôt de raconter des histoires où le besoin urgent de collectif transparaît. C’est une réflexion construite avec le temps mais aussi une évidence, quand on regarde le monde qui nous entoure.
Ta prochaine bande-dessinée s’appelle Silent Jenny. Elle est prévue pour fin août 2025. Que peux-tu nous en dire ?
C’est une bande dessinée de science-fiction qui prend place dans un futur lointain dans lequel les insectes pollinisateurs ont disparu. Les hommes vivent sur des terres polluées et infertiles où les famines sont courantes. On suit une scientifique, Jenny, qui essaie de retrouver les dernières traces d’abeilles pour les cloner et reconstruire le monde d’avant. Ce résumé, c’est le point de départ. À côté de ça, le but est de se demander si l’on peut reconstruire le monde d’avant et sinon, comment construire le monde d’après.
Silent Jenny poursuit la réflexion entamée dans Shangri-La, un récit anticapitaliste mais finalement très nihiliste qui n’apporte pas de solution.
Puis avec Carbone et Silicium qui explore l’effondrement ainsi que les sentiments et interactions que cela entraîne.
Silent Jenny explore comment construire le monde post-effondrement, avec quel système collectif peut-on surmonter des bouleversements géopolitiques, climatiques et migratoires qui de toutes façons vont nous tomber dessus. Cela va être l’occasion de parler d’éco-anxiété, de santé mentale et d’engagement.
Quelle ambiance va marquer ton récit ?
Shangri-La était spatial, donc les influences étaient basées sur l’ISS et les navettes qu’on utilise aujourd’hui pour aller dans l’espace. Carbone et Silicium était très contemporain, il n’y avait pas grand chose à inventer. Par contre, avec Silent Jenny, il fallait créer un monde nouveau, comme l’a fait Hayao Miyazaki avec Nausicaa de la Vallée du Vent. L’histoire se tient dans le futur mais c’est aussi de la fantasy. Les gens ont des épées et des vaisseaux, différents des avions. Il fallait inventer une façon de faire société. C’était un gros objectif. Cela m’a demandé beaucoup de travail et plus de préparation que sur les autres albums.
Je ne veux pas trop en dire, il y a une gros twist sur la façon dont Jenny parcourt l’univers à la recherche de ces traces ADN.
En tout cas, graphiquement je voulais que ce soit extrêmement dense et que l’univers soit tangible.
Silent Jenny est un album encore plus gros que ne l’était Carbone et Silicium qui lui-même dépassait tout ce que tu avais fait jusque-là. Tu te sens obligé de faire du One Shot ?
Oui, ça correspond à la façon dont moi j’appréhende la culture. J’essaie de lire un livre le plus vite possible, je privilégie les séries courtes que je visionne d’un trait et je préfère les jeux vidéos que je peux faire en deux soirées plutôt qu’en cent heures. C’est vraiment la façon la plus adaptée pour moi de consommer la culture.
Mais je suis aussi sur un format particulier où il n’y a que peu de suspense, c’est une bande dessinée plutôt contemplative. Le but est que les lecteurs puissent la lire d’un coup et que l’implication émotionnelle ne soit pas coupée artificiellement par deux ou trois tomes.
Vous allez publier un manga avec Guillaume Singelin, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler ensemble sur un pareil projet ?
Le Label 619 sort d’une année chargée en jolis succès avec Frontier, Hoka Hey ! et A Short Stories notamment. Les Bandes dessinées grand format nous permettent de remporter des succès critiques. Nous sommes bien implantés dans le milieu de la bande dessinée. Mais nous sommes surtout connus pour ce qu’on peut apporter de rafraîchissant et nous n’avons pas envie de perdre cette fraîcheur, ni l’ADN du Label initié par Run. C’est-à-dire une bande dessinée “métissée”, comme il aime le dire. Métissée dans ses influences mais aussi dans les formats. Il faut essayer d’innover et pas de rester dans nos petits chaussons confortables.
Donc, avant même le début du projet, il y avait l’idée d’explorer un nouveau format. Une suite de circonstances a ensuite initié le mouvement. Par exemple, quand Guillaume Singelin a fini Frontier, il nous a annoncé qu’il ne voulait plus faire de couleur. Ensuite, nous nous connaissons bien, nous avons bien travaillé ensemble sur le premier tome de Midnight Tales et nous avons une certaine efficacité dans nos domaines respectifs. Enfin, l’idée des Sentai, personnellement, je la traîne depuis 2016. Après Shangri-La, j’avais hésité à partir sur un projet Sentai ou sur Carbone et Silicium.
Avec les années, je me suis rendu compte que je n’étais pas capable de le dessiner, ce projet. Car je ne suis pas très bon en action, je dessine surtout du contemplatif. Or, Guillaume est très fort en action. Quand il a commencé à réfléchir à ce qu’il allait faire après Frontier, il s’est souvenu de ce projet Sentai que je leur avais présenté il y a quelque temps. Nous nous sommes demandés si on ne pouvait pas le faire ensemble.
Il n’était pas encore question de faire un manga à ce moment-là. Nous ne voulions pas être deux Français qui se réapproprient une part de la culture japonaise pour draguer le marché manga. L’idée nous déplaisait de telle sorte que le côté Power Ranger est finalement une excuse.
Pour résumer les sentai japonais viennent d’une culture d’après-guerre née avec Godzilla et d’autres monstres qui symbolisaient le traumatisme nucléaire et l’anti-américanisme. Le genre s’est étendu ensuite à Ultraman et les Super Sentai, une sorte de police un peu colorée. Dans les années 1980, un producteur américain nommé Haim Saban décide d’importer le genre aux États-Unis. Mais au lieu de garder les acteurs japonais, il a coupé les films et fait jouer les scènes sans masque à des acteurs américains. C’est comme ça que les Power Rangers s’adressant à un public très jeune sont nés, différent des Sentai qui s’adressent aussi à des adultes. C’est notre amour commun pour la sous-culture japonaise du Sentai qui nous a décidés.
La spécificité des sentai c’est que c’est un genre très générationnel. Cela existe encore et tous les ans, il y a une nouvelle génération qui remplace la précédente. Avec de nouveaux personnages, de nouveaux costumes et de nouvelles intrigues.
Finalement ce qui nous intéressait, c’est de parler de génération. Nous nous sommes demandé quelle est la part sociale que l’on peut mettre dans ce récit. Ce qu’on raconte, ce n’est pas des super-héros, c’est l’uberisation des Sentai. Dans l’univers de Shin Zero, être sentai, c’est un petit boulot peu revalorisé, comme bosser chez MacDo, être livreur ou faire la sécurité dans un supermarché. Ce sont des boulots de classe populaire qu’on fait en post-bac pour pouvoir payer le loyer. Donc finalement ce qu’on raconte, c’est le passage à l’âge adulte et la fracture générationnelle.
Guillaume et moi, on se rend compte que nous ne sommes plus les petits jeunes de la bande dessinée qui débutons. Il y a une nouvelle scène qui arrive et on sent ce décalage. Ce qui amène plein de questions sur notre place dans la société.
À mon sens, la fracture générationnelle n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui. C’est très dur d’avoir 20 ans en 2024. Les jeunes, avec le futur qu’on ne leur promet pas, ne peuvent pas du tout se projeter dans les modèles qui ont été construits par les générations d’avant. C’est ça, la colonne vertébrale de notre projet.
Alors, il y a des super costumes et des personnages colorés qui se battent. Mais l’idée c’est d’explorer quelle place on a envie de laisser aux plus jeunes générations. Aujourd’hui, on ne leur laisse pas de place, elles subissent des situations sans pouvoir décisionnel. Mais est-ce qu’il n’y a pas autre chose à proposer ?
En matière de réalisation, est-ce que vous attaquer au style graphique du manga représente un challenge ?
C’est Guillaume qui en parlerait le mieux. Il se pose bien plus de questions que moi sur son style. Il ressent le besoin de se renouveler à chaque projet et a pu constater que le format classique avec un quadrillage bien carré et des gouttières bien horizontales et verticales, il connaît. Donc une narration inspirée du dynamisme que les Japonais arrivent bien à avoir en manga, c’est quelque chose qu’il a envie d’explorer.
Nous allons devoir repenser la mise en scène pour qu’elle se rapproche du langage manga. Elle devra forcément être différente de ma mise en scène habituelle. La difficulté va être la différence de format entre le manga, qui compte environ 4 cases par page, et le roman graphique, qui en compte plutôt 8. Je vais devoir adapter ma narration pour qu’elle soit vraiment efficace. Et accepter que sur 200 pages, je raconte virtuellement moins que sur mes One Shots.
Autre nouveauté, c’est que Shin Zero est une série. Donc tout ce que je disais sur les One Shots est caduc. Nous allons faire trois tomes, où il va falloir aménager du suspens et une rupture entre chaque tome. C’est bien, ça me fait travailler. (*rire*)
Vous êtes allés chercher de nouvelles références pour remporter ce challenge ?
Sans grande surprise nous allons chercher du côté du manga. Nous avons su très tôt que nous ne voulions pas faire de grosses scènes d’action mais nous concentrer sur des personnages et des tranches de vie.
Donc nous sommes allés puiser du côté de Taiyo Matsumoto, qui à mon sens, est celui qui raconte le mieux des tranches de vie en terme de mise en scène. Il fait partie de nos influences.
Vous vous donnez combien de temps pour faire ces trois tomes ?
Le premier tome sort pour le prochain Festival International de la Bande Dessinée, en janvier 2025.
A minima, on en sortira un tous les ans. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux car ça oblige Guillaume à faire 200 pages par an, ce qui est assez énorme.
Autant on n’essaie pas de draguer le marché manga, autant on sait aussi que les lecteurs de manga en France sont habitués à une périodicité qu’on ne pourra pas atteindre.
Est-ce que l’objet aura l’apparence d’un manga ?
Ce n’est pas un terrain sur lequel on a envie d’aller. Cela ne correspond pas à ce qu’on fait. Lorsque le Label 619 fait du comics en fascicule avec Loba Loca ou avec Mutafukaz 1886, on ne fait pas exactement du fascicule américain. Nous faisons un dos carré-collé, un beau papier comparé à ce que font les Américains. Quand le Label fait de la bande dessinée franco-belge, on fait du dos toilé. C’était nouveau à l’époque de Shangri-La, aujourd’hui quand quelqu’un veut faire une bande dessinée classe, il fait un dos toilé. Nous réfléchissons de la même façon pour le format manga. Nous avons envie de créer un objet qui nous sera propre. Donc Shin Zero sera dans un format un peu plus grand, sans jaquette.
C’est compliqué car il y a toute une économie. Nous avons aussi envie de refaire des livres pas chers. C’est super gratifiant de faire des bandes dessinées en grand format, mais avec le prix du papier et de l’énergie, les livres s’approchent de plus en plus des 30 euros. Et on ne va pas se mentir, ça segmente énormément le lectorat. On aimerait se rapprocher du prix du manga, autour de 10 euros.
Il y a donc un vrai enjeu de fabrication. D’autant plus que, puisqu’il y aura un peu de couleur dans Shin Zero. L’imprimeur imprimera en quadrichromie et non en noir et blanc. Cela va augmenter la note.
L’enjeu sera de savoir comment on se démarque du manga, on fait de la bande dessinée hybride mais à un prix hyper attractif parce qu’on veut faire de la bande dessinée pas chère.
À propos du Label 619, on vous reproche parfois un certain entre-soi masculin. Est-ce que, de la même façon que tu travailles la représentativité des femmes dans tes bandes dessinées, le Label veut faire évoluer cette image ?
C’est une question qu’on a tout le temps. On a du mal à recruter en général, homme ou femme. À part les jeunes générations qui arrivent comme Petit Rapace, Martin Robic – avec Une fête sans fin prévu pour 2026 – Viviane Lambert et Pablo – avec Gunther et Moro prévu pour 2025 – qui vont publier chez nous, on se rend compte que le Label 619 est assez hermétique. Cela vient notamment du fait que la majorité des bandes dessinées qu’on édite ce sont les nôtres. Ce n’est pas fait exprès.
En fait, on pensait qu’au bout de 15 ans d’existence, les gens, qui ont vu l’histoire du Label 619, iraient voir le Label 619. Et on voit que le Label a fait des émules chez d’autres éditeurs qui essaient d’avoir une collection un peu jeune. Comme la collection Combo chez Dargaud. Les livres qu’ils éditent sont complètement des bandes dessinées qu’on aurait pu éditer.
Mais on reste une petite maison d’édition affiliée à l’École des Loisirs, qui reste une maison d’édition moyenne comparée à Dargaud et Glénat. Donc effectivement, on a du mal à recruter, notamment car les auteurs qui nous connaissent et nous aiment bien ne viennent pas particulièrement nous voir.
Nous faisons comme n’importe quel directeur ou directrice de collection aujourd’hui, nous passons notre temps sur Instagram à essayer de repérer tel illustrateur ou telle illustratrice. Par exemple, Cogumeli, tatoueuse sur les événements du Label a fait la couverture du Lowreader #3. On essaie de s’ouvrir à d’autres auteurs et autrices, mais peut-être qu’effectivement le côté Boys Club fait qu’on ne vient pas spécialement vers nous.
Pour conclure, si je peux faire passer un message à travers cette interview, ce n’est vraiment pas une volonté, au contraire. On est ouvert à toutes les autrices et auteurs de la nouvelle génération.
- Midnight Order
- Auteurs : Mathieu Bablet, Allanva, Isabelle Bauthian, Rours, Sumi, Thomas Rouzière, Claire Fauvel, Titouan Beaulin, Daphné Collignon, Quentin Rigaud
- Éditeur : Rue de Sèvres
- Collection : Label 619
- Prix : 25 €
- Sortie : 16 novembre 2022
- Pagination : 274 pages
- ISBN : 9782810202539
Résumé de l’éditeur : Johnson et Sheridan, deux membres de l’Ordre de Minuit, ont pour mission de traquer à travers le globe les sorcières trop puissantes, celles qui sont un danger pour le monde et pour elles-mêmes. À chaque capture c’est la même chose : les mains des femmes sont invariablement tranchées, afin de tarir la source de leurs pouvoirs.
A mesure que Sheridan se questionne sur la légitimité de ses actions au sein de l’ordre, Johnson va faire face à une problématique cruelle : la prochaine sorcière surpuissante à traquer est sa propre sœur. Entre indéfectible fidélité à l’Ordre et remise à plat de cette organisation séculaire, les aventures de ces deux sorcières vont les mener à une confrontation inévitable.
- Silent Jenny
- Auteur : Mathieu Bablet
- Éditeur : Rue de Sèvres
- Collection : Label 619
- Sortie : Fin août 2025
Résumé de l’auteur :Dans un futur lointain, les insectes pollinisateurs ont disparu. Les hommes vivent sur des terres polluées et infertiles où les famines sont courantes. Une scientifique, Jenny, essaye de retrouver les dernières traces d’abeilles pour les cloner et reconstruire le monde d’avant.
- Shin Zero
- Auteurs / Dessinateurs : Mathieu Bablet / Guillaume Singelin
- Éditeur : Rue de Sèvres
- Collection : Label 619
- Sortie : Janvier 2025
Résumé de l’auteur : A travers une histoire de Super Sentai, le manga interroge les questions de fracture générationnelle et de passage à l’âge adulte.
À propos de l'auteur de cet article
Marie Lonni
"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !
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