Kurage

Yôsuke s’est endormi dans le bus. Arrivé au terminus, le chauffeur le réveille. C’est un coin de campagne et il n’y a pas de retour possible avant le soir. Heureux de ce coup du sort, il rencontre Kazuki sur la plage. Kurage est une histoire surprenante de Hishiwo Miyazawa chez Vega-Dupuis. Dans une divagation marine, Hishiwo Miyazawa nous emmène poétiquement entre rêves et souvenirs.

La fugue de Yôsuke

Yôsuke a tout simplement manqué son arrêt pour se retrouver dans un coin perdu de la côte japonaise. Esquissant un sourire en se retrouvant coincé sur cette plage jusqu’au soir, Yôsuke s’exclame qu’il en a marre de son travail. Aussitôt, Kazuki lui répond qu’il n’a qu’à le quitter, son travail. Le garçon devient alors son compagnon de déroute. Lorsqu’il se fait piquer par une méduse échouée sur le sable, Kazuki lui propose de venir dans son auberge.

Le jeune garçon semble vivre seul, mais Yôsuke ne relève pas. D’ailleurs, il ne relève jamais l’étrangeté de la situation. Kazuki vit seul sur une plage jonchée de méduses mourantes. Il pêche et erre. Faisant preuve d’un altruisme sans pareille envers cet inconnu venu de Tokyo.

Yôsuke passe finalement plusieurs jours sur cette plage avec le mystérieux garçon. Il profite de la mer, se promène et mange à la lumière des lucioles. Mais dès qu’il s’assoupie, il est assailli de rêves étranges, mêlant ambiance aquatique et vieux souvenirs. Il s’est passé quelque chose, lorsqu’il était enfant, le jour où il n’a pas pu aller à l’aquarium.

Curieusement, la résurgence de ce lambeau de passé semble avoir, d’une façon ou d’une autre, un lien avec Kazuki.

Hishiwo Miyazawa

Kurage est la première œuvre en tant qu’auteur et dessinateur de Hishiwo Miyazawa – en tout cas à ce nom*. Il publie dans un magazine seinen, le Comic Bean, chez Enterbain. On y retrouve les Atsushi Kaneko, quelques Suehiro Maruo, Gô Tanabe, mais aussi Heaven’s Door, Ranking of Kings, Lost Lad London et Sengo.

L’auteur a un net penchant pour les sciences comme la paléontologie et la biologie marine. Kurage est nimbée d’une atmosphère folklorique entre les créatures du passé et la magie des profondeurs. Hishiwo Miyazawa trouve l’équilibre en mêlant de multiples références des légendes et de la littérature japonaise. L’apport culturel de l’auteur construit une ambiance confortable que le lecteur n’a pas envie de quitter.

Style estival

L’atmosphère douce est renforcée par le style de dessin. Tout en trait fin, comme au stylo bic. Riche en paysage, le manga est pourtant épuré. Cela donne un air d’été, lorsque l’air crée des illusions d’optique sur les contours du décors.

Hishiwo Miyazawa joue avec les bulles et le cadrage pour mieux nous immerger dans son histoire. Le texte est chargé de rêves et d’illusions, mais à aucun moment, le lecteur ne se perd. Hishiwo Miyazawa nous prend par la main dans son histoire grâce à un dessin juste et instinctif. Ce style évoque Yuki Urushibara (Underwater) ou encore Asuka Ishii (L’île entre deux mondes).

L’auteur nous fait par ailleurs profiter de jolies planches noires au dessin blanc, comme creusées dans la page, très immersives et délicates.

Escale en eau trouble

Cependant, Kurage reste sur la conscience comme le sel de la mer sur la langue. Le manga est imprégné de la saveur des parenthèses d’été où tout est possible et où, parfois, quelque chose nous marque à jamais. Pour Yôsuke, cette parenthèse dans son quotidien monotone sera irrémédiable.

Tout en métaphore, Kurage propose une lecture des traumatismes et de la mémoire à travers une histoire fantastique onirique. Perdu dans un lieu où rôdent les cadavres d’animaux marins réels ou disparus, Yôsuke semble s’être échoué sur cette plage comme l’un d’entre eux.

Cette plage existe-t-elle seulement ?

La réponse à cette question dépend du lecteur.

Le jeu entre Kurage et 苦楽外

Le titre original de « Kurage » est [ 苦楽外 ]. C’est un jeu de mot.

Si vous avez la curiosité de le découvrir à la lecture et à l’aide d’un dictionnaire de kanji, passez votre chemin. Sinon voici quelques explications :

Les kanjis utilisés sont les symboles de souffrance [], plaisir [] et dehors []. L’une des prononciations possible* de ces trois kanjis associés est « Kuraku-gai« . Cela ressemble à « Kurage » qui veut dire « méduse« . Cependant « Kuraku-gai » signifie littéralement (selon Google translate, à prendre avec des baguettes) « En dehors du plaisir et de la souffrance« . La « méduse » du titre prend tout à coup un sens bien plus profond tout en étant juste.

Seule la lecture du manga vous permettra d’en saisir la subtilité. On peut cependant vous garantir que c’est bien trouvé !

Il est dommage que la traduction ne nous transmette pas la nature de ce détail, mais à la décharge des éditions Vega-Dupuis, traduire un tel jeu de mot en français est un exercice demandant au moins un paragraphe entier. Si cela vous amuse, nombre de titre japonais sont dotés de pareils jeux de mots donnant de la profondeur à leur histoire.

Un écrin doré

La fabrication de Kurage est superbe. La couverture solide est agrémenté d’un effet de brillance sur les bulles très à propos. Pas de jaquette mais une page panorama dépliable se livre à vous tel un joli poster. Enfin, Kurage est accompagné par une nouvelle dans un tout autre style, à la fin du tome. L’histoire s’intitule « La nouvelle recrue » et nous emmène dans un monde futuriste où se mêle Patrimoine et IA. Tout un programme !

Cependant, il faut bien l’admettre, Kurage a un défaut de taille. Titre de la collection Alpha de Vega-Dupuis, il coûte 20€. Le très bel écrin du manga est un superbe hommage fait à Hishiwo Miyazawa. Pour une première œuvre, c’est à la fois un marque de confiance très appréciable. Mais c’est aussi tenir à distance du grand public un auteur qu’il ne faudrait pas enterrer trop vite.

Un goût d’y reviens-y

Kurage est une excellente surprise. Mais le manga manque de clarté dans les attentions. Si cela ne gênera pas des lecteurs avides de flou et de psychanalyse comme moi – je plaide coupable – d’autres pourraient se sentir délaissés par l’auteur. Kurage relève davantage de l’exercice de style que de la bonne histoire.

C’est un manga à la double voire triple lecture. Fluide à suivre dans le graphisme mais sur lequel on peut se casser le nez côté scénario. Pourtant, tout le reste est rondement mené. L’ambiance nous submerge totalement, il nous laisse chargé de réflexion tout en nous faisant passer un bon moment.

Kurage nous permet de rencontrer un nouvel auteur intéressant dans le fond et la forme. Un auteur qui fait un travail de réalisation intelligent et qui construit une réflexion à la fois intrigante et touchante. L’ambiance de Kurage nous poursuit une fois la lecture finie. Et c’est une grande force.

 

*Nous ne serions pas surpris d’apprendre qu’il/elle est également l’autreur.ice de yaoi sous un autre nom. Car Kurage met également en scène un moment de relation intime reprenant les codes du yaoi.

* Les kanjis ont plusieurs sens et plusieurs significations selon leurs utilisations.

Article posté le mardi 12 septembre 2023 par Marie Lonni

Kurage - Hishiwo Miyazawa - collection Alpha - Editions Vega Dupuis
  • Kurage
  • Auteur : Hishiwo Miyazawa
  • Traductrice : Margot Maillac
  • Éditeur : Vega-Dupuis
  • Prix : 20€
  • Pagination : 184 pages
  • Parution : 1er septembre 2023
  • ISBN : 9782379502521

Résumé de l’éditeur : Alors que, comme d’habitude, il prend son bus pour rentrer chez lui, en banlieue, voilà qu’il s’endort. Mais il ne se réveille qu’au terminus du bus, une petite station balnéaire à l’atmosphère douce et lente. Sorti de son quotidien, il s’offre un instant de repos, moment que son esprit choisit pour lui remémorer de lointains souvenirs, et la mémoire d’un amour fugace, entrevu et aussitôt disparu, qu’il croyait avoir oublié. Cet homme va devoir faire face à la mémoire, aux souvenirs et aux regrets, bercé par les flots lents et réguliers du ressac. Mais est-ce vraiment la réalité ?

À propos de l'auteur de cet article

Marie Lonni

"C'est fou ce qu'on peut raconter avec un dessin". Voilà comment les arts graphiques ont englouti Marie. Depuis, elle revient de temps en temps nous parler de ses lectures, surtout quand ils viennent du pays du soleil levant. En espérant vous faire découvrir des petites pépites à savourer ou à dévorer tout cru !

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