Yoshiharu Tsuge, être sans exister

Yoshiharu Tsuge, être sans exister : la plus hypnotique exposition de cette nouvelle édition du Festival BD d’Angoulême. Le musée de la ville accueille un très grand nombre d’originaux de cet auteur majeur du 9e art ! Plongée dans l’univers poétique et désabusé de ce mangaka ayant réalisé L’homme sans talent, Les fleurs rouges ou La Vis. Fascinant !

Yoshiharu Tsuge, une enfance précoce

Né le 30 octobre 1937 à Tokyo, Yoshiharu Tsuge a connu une enfance chaotique. Orphelin de père à 13 ans, il arrête l’école après cette tragédie. Il enchaîne les petits boulots avant de se découvrir une passion pour le manga. Il le sait, il deviendra mangaka.

Ses premières publications sont très influencées par Osamu Tezuka, grand maître mangaka, mais également par les gekigas (histoires ciblées pour les adultes dans une veine réaliste et sociologique). A partir de 1954, il dessine 90 histoires publiées par Hobunsha et diffusées grâce au réseau des libraires de prêt.

Un auteur populaire grâce à la revue Garo

Alors que le système de prêt disparait, Tsuge prend le temps de vivre et de se cultiver. Il publie L’homme sans talent en 1960 (un recueil publié par Ego comme X puis Atrabile en France). Il imagine alors 23 récits soit 1070 pages mais vit très mal de la bande dessinée.

Cette vie précaire précipite la fin de son couple deux ans plus tard. S’ensuit une grande dépression jusqu’à une tentative de suicide.

Son salut vient de Sanpei Shirato, mangaka, qui le fait entrer à dans la célèbre revue underground Garo ayant mis en avant des œuvres avant-gardistes. Il y publie plus de 8000 planches de 1966 à 1987, après une retraite anticipée à 49 ans.

Du Marais à sa collaboration avec Mizuki

Cette année-là, il imagine Le marais, une histoire qui aborde frontalement la sexualité dans un couple. Il y a de la violence dans ses planches. C’est le côté le plus malsain de Tsuge.

Viennent ensuite Chiko. C’est la première fois qu’un auteur de manga se dévoile sans pudeur. Il y décrit ses jeunes années de mangaka. Il devient ainsi le pionnier du watakushi manga (bande dessinée du moi), premières autobiographies. Les siennes comportent aussi des parties fictionnelles.

Pris dans le tourbillon de la célébrité, il décide de faire une pause et devient assistant de Shigeru Mizuki, l’auteur de NonNonBâ pendant quatre ans.

L’homme inutile

Dans les années 1970 et 1980, Yoshiharu Tsuge fait des allers-retours en bande dessinée. Il s’arrête puis reprend. Il aime à raconter ses voyages, ses rêves fictionnés ou sa vie.

Il imagine des histoires d’après ses errances à travers le Japon. Ce qu’il apprécie le plus, c’est d’aller à la rencontre des gens.

« Quand je vais dans une ville, un village, je séjourne dans des auberges pour rencontrer de vrais gens »

Comme le montre Les fleurs rouges (Cornélius), il va à la rencontre de campagnards haut en couleur. D’ailleurs ses récits ont tous la même structure narrative : un homme, son avatar de papier, se perd et entre dans ses lieux d’accueil souvent modestes. Il apprécie de dessiner les intérieurs de ses auberges, des endroits clos où il laisse son esprit vagabonder. Il crée ainsi L’auberge de Chohachi, Incidents au village de Nishibeta, Les gorges de Futamata, Le pavillon Ondal ou La cabane de neige de monsieur Ben. Il invente la figure de l’ermite, appelée aussi l’homme inutile comme dans La famille de monsieur Lee.

Les sources d’eau chaude

Son ermite, son ego de papier, aime aussi prendre son temps dans les sources chaudes de ces villages perdus. Ces lieux lui permettent de partager avec les habitants. Nus ces hommes s’épanchent plus facilement sur leur vie.

Quelque soit le genre qu’il aborde, Tsuge s’éloigne de la description aseptisée du divertissement – comme chez Tezuka – pour ancrer ses personnages dans un environnement plus réel, comme dans les gekigas. On retrouve cette radicalité notamment dans La vis.

Nommé dans la Sélection patrimoine 2020 du Festival d’Angoulême avec Les fleurs rouges – il ne remporte pas la récompense – Yoshiharu Tsuge reçoit néanmoins un Fauve d’honneur pour l’ensemble de sa carrière sur la scène du théâtre de la cité angoumoisine, lors de la cérémonie des prix.

Cette magnifique rétrospective – avec de nombreux originaux – trouve un superbe écrin dans le Musée de la ville. Cette exposition du maître mangaka est à découvrir jusqu’au 15 mars. Courrez y !

Article posté le samedi 29 février 2020 par Damien Canteau

Yoshiharu Tsuge, être sans exister

Communiqué du Festival d’Angoulême :

Cette toute première exposition consacrée à Yoshiharu Tsuge, s’appuyant sur un grand nombre d’originaux, proposera une exploration de la poétique, mais aussi des thèmes et du rôle historique de cette figure majeure de la bande dessinée mondiale.

L’Histoire du manga compte de nombreux monstres sacrés. Mais deux, en particulier, se détachent. Le premier est Osamu Tezuka, fondateur de la forme moderne et instigateur, par son enthousiasme, du développement de toute une industrie du divertissement. Le second est Yoshiharu Tsuge, dont l’approche profondément personnelle, sonnant l’avènement du récit onirique et autobiographique, a fait basculer le genre du côté de l’expérience poétique. Par ce geste, il allait marquer l’Histoire du médium et influencer toutes les générations d’auteurs à venir.

Si cette révolution formelle s’est déroulée par étapes, c’est en 1968 qu’elle est définitivement distinguée, avec la parution de l’emblématique « Nejishiki » (La Vis). Le long de 24 pages aux accents oniriques et psychanalytiques, Tsuge révèle une nouvelle facette du manga, convoquant les symboles, l’intimité et le rêve. Durant la décennie suivante, il ne cesse de développer cette approche, constituant un corpus d’une extrême cohérence. Alternant phases de dépression et de productivité délirante, son œuvre s’interrompt une première fois en 1981. Il revient une dernière fois au manga entre 1984 et 1987, publiant les récits qui forment « L’homme sans talent » – ultime recueil au titre hautement symbolique. Il ne conclura jamais, son élan étant interrompu par l’écriture d’une nouvelle indépendante, Betsuri (Séparation), dans laquelle il confesse sa tentative de suicide.

Tsuge a toujours transformé son passé en fiction et semblait par ce geste essayer de se guérir, ou du moins de se délivrer du poids de sa mémoire. Il faut croire qu’interrompre brutalement l’écriture sur ce récit renvoyait au caractère traumatique et fondateur du souvenir. L’auteur ne dessinera plus jamais, laissant une œuvre inachevée – mais une quête personnelle, elle, peut-être enfin complète.

Informations complémentaires

Yoshiharu Tsuge, être sans exister

du 30 janvier au 15 mars 2020

Musée d’Angoulême

Square Girard II, Rue Corneille, 16000 Angoulême

  • Commissaires : Xavier Guilbert, Léopold Dahan et Mitsuhiro Asakawa
  • Scénographe : Stéphane Beaujean et Cornélius
  • Production : 9e Art+/FIBD

 

À propos de l'auteur de cet article

Damien Canteau

Damien Canteau est passionné par la bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Après avoir organisé des festivals, fondé des fanzines, écrit de nombreux articles, il est toujours à la recherche de petites merveilles qu’il prend plaisir à vous faire découvrir. Il est aussi membre de l'ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée). Il est le rédacteur en chef du site Comixtrip.

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