Pendant le festival des Rendez-vous BD d’Amiens, nous avons rencontré Régis Hautière et Hardoc, les auteurs de La guerre des Lulus, pour leur poser quelques questions sur cette superbe fresque historique. Plongée dans l’univers d’un duo qui se connaît par cœur.
Régis Hautière, avec Hardoc, vous avez tous les deux été membres d’AJT du crayon. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette association amiénoise ?
Régis Hautière : Je suis originaire de Bretagne, j’ai fait des études à Lille puis je suis venu m’installer à Amiens parce que j’avais trouvé du travail ici, dans une structure d’informations jeunesse.
À l’époque, je ne faisais pas de bande dessinée mais j’aimais beaucoup ça. Dans mon travail, je leur ai proposé un forum sur la BD. Notamment, pour expliquer, sur une journée, les métiers de la bande dessinée aux jeunes.
“On s’est alors fréquentés pendant un an. Cette association était assez informelle. On se retrouvait une fois par semaine dans un bar. On se montrait nos dessins.”
Comment êtes-vous alors entré en contact avec Hardoc ?
RH : À cette époque, j’ai aussi rencontré les bénévoles du festival d’Amiens, ainsi qu’un auteur, Fraco, qui avait réalisé une publication, les AJT du crayon. Il y avait aussi dans cet ouvrage, des travaux d’Hardoc.
On s’est alors fréquentés pendant un an. Cette association était assez informelle. On se retrouvait une fois par semaine dans un bar. On se montrait nos dessins.
Puis un jour, nous nous sommes dit qu’il fallait que l’on fasse un projet ensemble, avec Hardoc. C’était une série d’heroic fantasy sur deux pages que nous avions montré lors d’une édition des Rendez-vous BD d’Amiens. Ça nous a permis de les présenter à des auteurs confirmés.
Après leurs conseils, on a dû recommencer trois-quatre fois les planches. On a ensuite démarché des éditeurs et signé chez Paquet, Le Loup l’Agneau et les Chiens de Guerre.
Quels sont vos liens avec les Rendez-vous BD d’Amiens ?
RH : Quand je suis arrivé à Amiens, mon libraire m’a parlé d’un groupe de neuf personnes qui voulait monter un festival. Il m’a mis en contact avec eux. J’ai alors adhéré à l’association. Pour la première édition, j’ai monté un concours à destination des jeunes.
Puis en 2000-2001, j’ai été administrateur du festival. Les AJT y ont été associés à cette période.
Depuis que l’on est auteurs, on a assisté à toutes les éditions des Rendez-vous BD. D’abord en tant qu’amateurs lorsque l’on montait nos projets puis comme professionnels.
Quand j’étais administrateur, j’ai soutenu l’idée que le festival ne devait pas être qu’un lieu de dédicaces mais beaucoup plus. Plus jeune, j’allais à Quai des bulles, le festival BD de Saint-Malo, et j’avais été surpris par les files d’attente interminables. À 12 ans, je ne voulais pas faire deux heures de queue pour une dédicace. Je pensais y voir des animations autour, mais il n’y en avait pas. Je suis ressorti déçu. J’ai repensé à cela pour l’association On a marché sur la bulle. Je constatais que les festivals étaient pour les adultes – ceux qui avaient les moyens d’en acheter – mais ne s’adressaient pas aux plus jeunes.
Je ne dis pas que c’est grâce à moi que le festival d’Amiens a changé mais c’était une de mes volontés.
“J’adorais le côté caricatural mais qui pouvait parfois tendre vers le réalisme.”
Qu’est-ce qui vous a plu dans le travail de l’autre ?
RH : Son dessin. J’adorais le côté caricatural mais qui pouvait parfois tendre vers le réalisme. Le Loup l’Agneau et les Chiens de Guerre, c’était notre galop d’essai à tous les deux. On y a testé des trucs et il y avait des erreurs. Moi, la narration et Vincent, sa capacité de mise en scène.
Ce qui me séduit dans son dessin aujourd’hui, c’est sa faculté immense à donner de l’expressivité à ses personnages. C’est parce que son trait n’est pas strictement réaliste mais qui se permet parfois d’aller vers la caricature.
H : J’aime sa faculté et son intelligence de pouvoir écrire dans plein de domaines différents. L’historique avec Révolutionnaires ou La guerre des Lulus, mais aussi la veine humour franco-belge avec Les Spectaculaires, la tendresse avec Abélard et Alvin ou la science-fiction avec Aquablue.
Il a des bases très solides en Histoire – il a fait des études dans cette discipline. Il a une culture très large. Il est curieux, lit beaucoup, cherche beaucoup de documentation.
Comme moi dans mon dessin, sa narration a beaucoup évolué. Lorsque l’on commence, on a envie d’en mettre plein les yeux aux lecteurs, à être bavard. Mais ce n’est pas la bonne solution pour raconter.
En plus, ce qui est bien, entre nous, depuis que l’on travaille ensemble, c’est qu’il y a de la fluidité qui se crée naturellement dans la narration.
Régis peut être très précis sur ce qu’il a en tête pour un découpage. Parfois, il va beaucoup expliquer une scène, puis d’autres fois où il va laisser de la liberté. Je ne m’amuse pas à retoucher ses textes – il est 100 000 fois meilleur que moi dans ce domaine.
C’est une belle complicité. D’ailleurs, en commençant Les Lulus, jamais on n’aurait pensé faire autant de tomes pour cette série.
RH : Il y a aussi la proximité géographique – on habite tous les deux à Amiens – et on partage le même atelier, donc pour travailler, c’est plus simple.
“Je fais le clown, il fait l’homme sérieux et ça marche !” [Hardoc]
Comment vous organisez-vous au quotidien pour travailler ensemble ?
RH : C’est en fonction de nos envies. Notre atelier se trouve dans les locaux d’On a marché sur la bulle. On est entre 2 et 8 selon les périodes. On est les piliers de l’atelier puisqu’on y est depuis le début.
Avec Vincent (Hardoc) ou un autre dessinateur, c’est grosso modo, la même chose. Je fais le découpage, je lui envoie et on fait des corrections. La seule chose qui change, c’est qu’on peut travailler dessus directement à l’atelier avec Vincent, alors qu’avec les autres tout se déroule par mail.
“Lorsque je fais mon découpage, j’imagine la scène dans ma tête avec le trait du dessinateur.”
Régis, vous travaillez souvent avec les mêmes dessinateurs, depuis longtemps, sur des séries longues ou sur des projets différents (Renaud Dillies, Hardoc, David François, Arnaud Poitevin, Damien Cuvillier, avec le coloriste Christophe Bouchard). Est-ce que la collaboration est différente selon les dessinateurs ? Adaptez-vous votre scénario au dessin, à l’envie des dessinateurs ?
RH : En règle générale, j’essaie de me glisser dans leurs chaussons, même avec des dessinateurs que je ne connais pas.
Lorsque Xavier Fourquemin m’appelle pour me demander si je n’ai pas un projet pour lui, je lui réponds non, dans un premier temps. Puis, je discute avec lui de ce qu’il aime, ses envies et je pars de ça.
Ça peut être aussi partir d’un personnage. Mohamed Aouamri pour Zibeline avait envie de dessiner une petite fille africaine et de dessiner aussi des animaux. Zibeline devait être la seule humaine entourée d’animaux du récit.
Pour La guerre des Lulus, ce fut différent parce que j’avais déjà cette idée en tête depuis longtemps.
Je pars aussi de ce que m’inspirent leurs dessins. Chaque dessin a ses forces, ses faiblesses et j’essaie de tenir compte de ça. Le dessin d’Arnaud Poitevin est forcément idéal pour de l’humour et celui de Renaud Dillies, idéal pour de la poésie. D’ailleurs lorsque j’ai écrit Abélard, je l’ai écrit pour lui et personne d’autre.
Lorsque je fais mon découpage, j’imagine la scène dans ma tête avec le trait du dessinateur.
H : Travailler comme cela est une forme de grande intelligence. Le dessinateur va réaliser ses planches pendant de nombreux mois, donc s’il ne s’amuse pas, ça ne fonctionnera pas. Il faut des contraintes dans le dessin mais pas au point de souffrir. S’il n’y trouve pas de plaisir, ça va être galère et très long.
Une série comme Les Lulus qui est historique et donc demande de la documentation solide, est-ce plus difficile à concevoir qu’un récit de pure fiction ?
RH : Les contraintes ne sont pas les mêmes. Pour une histoire d’heroic fantasy ou fantastique, on va créer un monde de toutes pièces. La difficulté est que ce monde soit cohérent. Alors que pour une série historique, c’est basée sur de la documentation.
On doit se renseigner pour savoir comment l’univers que l’on veut inscrire dans l’Histoire fonctionne. Le plus délicat, c’est de reconstituer cet univers-là, en sortant des livres d’Histoire, et de se concentrer sur la vie quotidienne. Par exemple, comment on s’éclaire lorsque l’on entre dans une ferme ou à Versailles au XVIIIe siècle ? Quels sont les instruments du quotidien ? Les rites ?
Pour Les Lulus, ma plus grande difficulté, c’est lorsqu’on les a envoyés à Berlin. Savoir comment était la ville en 1916, mais aussi la vie quotidienne de ses habitants. Chez nous, les œuvres (films, romans…) sur cette période n’ont un regard que français sur la guerre. Il fallait donc que je passe de l’autre côté et comprendre comment les gens avaient vécu le conflit.
Vos études d’Histoire, vous ont forcément servi pour les Lulus ?
RH : J’ai fait des études de philosophie et j’ai suivi les cours du DEUG d’Histoire en même temps. C’était avant tout par intérêt intellectuel plus que pour devenir prof d’Histoire.
Est-ce que votre documentation, Régis, est entièrement transmise à Hardoc ?
RH : Je lui transmets surtout de l’iconographie pour que l’on ait des choses en commun. Par exemple, Xavier Fourquemin m’a posé des questions sur le symbole vendéen du cœur surmonté d’une croix. Notamment savoir s’il était utilisé dès le début en 1793 par les Vendéens. J’ai cherché et trouvé un document qui parle des symboles royalistes de l’époque. Je lui ai alors envoyé pour qu’il le lise.
“Un dessinateur, il n’invente rien. Il est conditionné, comme tout à chacun, par le monde qui l’entoure, par sa famille, ses amis.”
Lorsque vous avez décidé de créer Les Lulus, comment les quatre personnages sont-ils apparus ?
H : Bien avant le projet chez Paquet, j’avais l’envie de travailler sur une histoire avec des enfants. J’avais fait des recherches graphiques et ils étaient déjà quatre. C’étaient les prémices des Lulus.
Puis avec Régis, on a choisi. Il y avait un grand brun, un petit gros. On prenait des archétypes de personnages que l’on trouve dans la littérature jeunesse comme Le club des 5 ou Les 4 As. On est de la même génération donc on a des références en commun.
Pour chaque personnage, Régis m’a donné un léger descriptif. Puis, j’ai fait des recherches graphiques. Un dessinateur, il n’invente rien. Il est conditionné, comme tout à chacun, par le monde qui l’entoure, par sa famille, ses amis. Il est une éponge puis il le retranscrit par rapport à son style graphique.
Pour Luigi, je me suis inspiré de mon grand-père qui n’était pas italien mais flamand et qui s’est installé en France pendant la Première Guerre mondiale. Il avait aussi des origines espagnoles donc pour un petit trapu, ça fonctionnait bien.
Lucien était une réminiscence de lecture de Lucky Luke. Lucas, petit personnage naïf, je ne sais pas pourquoi mais il a un côté Pinocchio. Luce, je l’avais dessinée brune et des yeux très noirs, au départ, parce que mon premier enfant était né à ce moment-là et lui ressemblait. Régis m’a alors dit qu’elle devait être blonde.
J’ai une admiration pour les illustrateurs du début du XXe siècle comme Francisque Poulbot, qui a beaucoup mis en scène des enfants à Montmartre. Pour Ludwig, ce fut une inspiration.
Et à la fin on a choisi ensemble. On a fait un casting, comme pour le cinéma.
Comment faire évoluer graphiquement vos Lulus alors qu’ils vieillissent dans l’histoire ?
H : En effet, le grand défi, c’est que l’on est loin des bandes dessinées où le héros ne vieillit jamais.
Et comme avec Régis, nous voulions que cette série soit grand public, il fallait donc que le dessin touche les enfants mais potentiellement aussi les adultes. Je voulais donc un dessin simple qui soit lisible pour les plus jeunes : de grandes billes rondes pour les yeux, pas trop de détails. Les enfants ont besoin de fluidité tant dans la narration que dans le dessin.
Puis ensuite, il faut les faire grandir. On ajoute alors une demi-tête, quelques petits brins de moustache. Dans l’album où Lucien est hospitalisé, il a un visage plus marqué, plus creusé.
C’est difficile mais c’est un superbe défi pour vous…
H : Oui. Je ne m’ennuie pas. C’est comme dans la vie, sans contrainte, on n’avance plus. C’est surtout venu naturellement. C’est une part d’instinct. Comme disait Régis tout à l’heure, ce qui fait la beauté d’un dessin, ce sont aussi ses défauts. Même si j’ai souvent envie de recommencer plein de choses, j’ai aussi accepté mes défauts.
Je suis un directeur d’acteurs, un metteur en scène. Les cadrages sont importants mais les corps aussi. La gestuelle et les corps doivent donner des informations aux lecteurs. Le corps, il peut être marqué, il a des attitudes. Le plus difficile, c’est de donner des intentions.
“J’utilise des plumes, des pinceaux et de l’encre de Chine. À l’ancienne, parce que j’ai besoin de comprendre comment travaillaient mes pairs, les anciens.”
Hardoc, comment travaillez-vous vos planches ?
H : Pour Régis et moi, le plus important, c’est l’écriture de l’histoire. Au-delà, ce n’est que de la pure technique. En effet, on a vu ensemble la mise en place, on a tout corrigé, on a vérifié que tout fonctionnait, il ne reste donc plus qu’à faire les plus belles planches.
J’utilise des plumes, des pinceaux et de l’encre de Chine. À l’ancienne, parce que j’ai besoin de comprendre comment travaillaient mes pairs, les anciens. Tout simplement parce que c’est un travail artisanal. J’aime aussi parfois travailler en numérique pour la couleur, mais aussi en couleur directe. J’ai tellement rêvé de dessiner des planches. Certains avaient une telle dextérité. Le trait rond et les déliés des auteurs franco-belges, c’est fort. Quand je vois la maîtrise technique de Franquin et Uderzo, j’en ai rêvé. C’est comme une passation de pouvoir.
Je suis autodidacte et j’ai besoin de comprendre comment ils faisaient. Comme un artisan qui ferait une chaise en bois, j’ai besoin de comprendre. Aujourd’hui encore, je suis en apprentissage.
J’ai fait de l’archéologie à la fac, j’aurais voulu être ébéniste, tailleur de pierre et j’ai même fait de la musique pendant 15 ans. Rencontrer des personnes me permet d’apprendre. Je suis curieux et j’aime toujours autant apprendre.
Je viens d’un milieu ouvrier. Ma mère était ouvrière puis a élevé quatre enfants. J’avais la chance d’avoir une bibliothèque avec des romans, des Tout l’univers, des bandes dessinées, ma sœur aînée était abonnée à Mickey et après j’étais abonné à Pif.
J’aime surtout le côté populaire. Pourquoi pas un jour proposer un projet sur les milieux populaires, pas spécialement ouvriers. J’ai aussi grandi dans le café de ma grand-mère. J’aimais cette ambiance où toutes les classes se mélangeaient. Je vais d’ailleurs réaliser quelques planches pour la bande dessinée des chansons des Ogres de Barback.
Et bientôt, je vais commencer un projet avec un nouveau scénariste. Un huis-clos dans les années 1990 avec des profils de personnages assez tordus. Ce sont les rapports entre les humains qui m’intéressent. Comment l’être humain est capable du pire comme du meilleur.
Autour de La guerre des Lulus, il y a plein de choses qui se sont mises en place : des romans, un film, des expositions, une inscription sur la liste de l’Éducation nationale. Qu’est-ce que cela vous procure comme sentiments ?
H : C’est gratifiant ! C’est génial ! Avec Régis, on pensait que ce ne serait qu’un one-shot au départ et que ça ne perdurerait pas dans le temps.
Des gens que l’on croise disent aussi que La guerre des Lulus, c’est un “classique”. Un classique, t’imagines ?
C’est super ! Surtout que quand j’étais à l’école, je n’écoutais pas beaucoup, je préférais dessiner. Mais même si je dessinais, j’avais une oreille attentive, j’écoutais les cours.
Aujourd’hui encore, j’ai mes émotions d’enfant.
Entretien réalisé par Claire Karius et Damien Canteau le samedi 1er juin 2024 à Amiens, lors des Rendez-vous BD.
Retranscription et mise en page : Damien Canteau
Relecture : Claire Karius
- La guerre des Lulus, tome 1 : La maison des enfants trouvés
- Scénariste : Régis Hautière
- Dessinateur : Hardoc
- Editeur : Casterman
- Prix : 13,95€
- Parution : 19 janvier 2013
- Pagination : 64 pages
- ISBN : 9782203034426
Résumé de l’éditeur : Lucas, Lucien, Luigi et Ludwig sont quatre des pensionnaires de l’orphelinat de l’abbaye de Valencourt en Picardie. Tout le monde les surnomme les Lulus. En cet été 1914, lorsque l’instituteur est appelé comme tant d’autres sous les drapeaux, personne n’imagine que c’est pour très longtemps. Et les Lulus ne se figurent évidemment pas une seconde que la guerre va déferler sur le monde finalement rassurant qu’ils connaissent. Bientôt, le fracas de l’artillerie résonne dans le ciel d’été. Il faut partir, vite. Mais lorsque la troupe évacue l’abbaye manu militari,les Lulus, qui ont une fois de plus fait le mur, manquent à l’appel. Sans l’avoir voulu, ils se retrouvent soudain à l’arrière des lignes allemandes.
À propos de l'auteur de cet article
Claire et Damien
Des rencontres et des interviews d'autrices et d'auteurs menées par Claire Karius et Damien Canteau
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